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REVUE DES DEUX MONDES.


sein d’une tempête immense. Le navire qui nous emporte flotte sans direction au gré des fureurs de l’océan. Une moitié de ses matelots est à la mer, et leurs cadavres roulent sous nos yeux à la surface de l’onde ; l’autre moitié va périr. Plus de voiles, plus de mâts ; les rames sont abandonnées, le gouvernail brisé, et les pilotes, assis sur leur banc, ne savent que serrer leurs genoux de leurs bras, incapables de former un projet et n’ayant plus de force que pour gémir. Une nuit obscure leur dérobe jusqu’à l’écueil qu’ils vont toucher, et leurs oreilles ne sont plus frappées que par le bruit assourdissant des vagues. La mer elle-même soulève de son fond des monstres hideux qu’elle lance sur le navire, au grand effroi des passagers… J’essaie vainement d’exprimer par ces images accumulées la multitude des maux qui nous accablent, car quel langage humain pourrait les rendre ? Et pourtant moi qui plus que tout autre devrais en être troublé, je n’abandonne pas l’espérance ; je porte mes regards en haut, vers le suprême pilote de l’univers, à qui l’art n’est pas nécessaire pour gouverner dans la tempête… »

Il ne faut donc pas se décourager, mais au contraire avoir toujours présente à l’esprit cette vérité : il n’y a qu’un malheur à redouter en ce monde, le péché et les défaillances de l’âme, qui conduisent au péché ; tout le reste n’est qu’une fable. Embûches et inimitiés, fraudes et calomnies, injures et délations, spoliation, bannissement, glaives acérés, mers bouleversées, guerre du monde entier, tout cela n’est rien et ne va pas jusqu’à ébranler une âme vigilante. L’apôtre Paul nous l’enseigne par ces paroles : « les choses visibles n’ont qu’un temps. » Pourquoi donc craindre, comme des maux véritables, des accidens que le temps entraîne comme un fleuve emporte ses eaux ?…

« Mais, me dira-t-on, c’est un dur et lourd fardeau que l’adversité ! » — Sans doute ; voyons-la pourtant sous une autre face, et nous apprendrons à la dédaigner. Les outrages, les mépris, les sarcasmes, qui nous viennent de nos ennemis, qu’est-ce que cela ? La laine d’un manteau pourri que les vers rongent et que le temps consume. « Pourtant, ajoute-t-on, au milieu de ces épreuves infligées au monde, beaucoup périssent et beaucoup sont scandalisés. » — Assurément, et cela est arrivé bien des fois ; puis après les ruines, après les morts, après les scandales, l’ordre renaît, le calme règne et la vérité reprend son cours. Ah ! vous voulez être plus sage que Dieu ! Vous sondez les décrets de la Providence ! Inclinez-vous plutôt devant les lois qu’elle impose ; ne jugez pas, ne murmurez pas, répétez seulement avec le même apôtre : « Profondeurs des desseins de Dieu, qui pourrait pénétrer jusqu’à vous ? »

Qu’on se figure un homme qui n’aurait jamais vu lever et coucher