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attends depuis dix-neuf ans ma dissolution terrestre, je dois donc demeurer ici-bas après vous pour y gémir encore. Eh bien ! ce qui me console, c’est la pensée que les chariots de Dieu ne peuvent guère tarder à me venir chercher moi-même, tout indigne que je suis. Oh ! si les prières pouvaient les retenir, vous ne nous quitteriez pas encore ; mais si l’arrêt est déjà prononcé, si vous devez maintenant vous endormir en Jésus, puisse-t-il embrasser votre âme et vous donner de mourir dans les étreintes de l’amour divin ! La semaine prochaine, j’espère vous faire mes derniers adieux, si vous êtes encore sur la terre des mourans. Sinon, révérend et très cher monsieur, adieu, ego sequor etsi non passibus æquis. Mon cœur est trop gros, mes larmes coulent trop abondamment, et je crains que vous ne soyez vous-même trop faible pour que j’en dise davantage. Puissent les bras éternels du Christ vous envelopper ! »


Ainsi, malgré la persistance des dissidences dogmatiques, l’amitié de leur jeunesse et la fraternité chrétienne s’étaient rétablies entre les deux condisciples ; les mêmes auditeurs les entendaient quelquefois ; leurs cœurs n’étaient plus désunis, et lorsque seize ans plus tard Whitefield mourut au milieu des églises indépendantes de l’Amérique qu’il était allé revoir, Wesley apprit avec émotion qu’une des dernières volontés de son ami avait été de le charger de son oraison funèbre, et il accomplit son vœu dans la chapelle que Whitefield avait construite et qui semblait un monument élevé à sa mémoire.


V

Jusqu’à l’âge de quarante-neuf ans, Wesley avait vécu dans le célibat. Il pensait qu’une entière liberté convenait mieux à sa vie laborieuse et surtout à cette activité errante qui ne lui permettait de se fixer nulle part longtemps. D’ailleurs, comme saint Paul, il ne semblait pas regarder le mariage comme l’état le plus parfait. Ce n’est pas que son cœur eût été constamment inaccessible à de certaines émotions. En Géorgie, dans sa jeunesse, il s’était attaché à la nièce du principal magistrat de la colonie et l’avait demandée en mariage. Refusé par elle et la voyant former d’autres liens, il ne put se défendre de quelque ressentiment ; il la suivit d’un œil inquiet et, jaloux, et se croyant en droit de lui adresser des avertissemens qu’elle repoussa un peu légèrement, il alla, comme chapelain de la colonie, jusqu’à lui interdire la communion. Il s’attira ainsi l’inimitié d’une famille puissante, qui trouva moyen de lui faire un procès pour sa manière d’agir envers cette jeune femme :