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on ne saurait plus assigner de limites à la puissance de l’homme. Si la race anglo-saxonne voulait appliquer un jour à l’exécution d’une telle œuvre les ressources dont elle dispose et la persévérance qui la caractérise, elle parviendrait sans doute à triompher de tous les obstacles ; mais j’ose affirmer qu’elle ne songera de longtemps à l’entreprendre. Sans énumérer ici les difficultés de toute nature qu’il faudrait vaincre avant de joindre par un railway les montagnes du Yunan et les plages du golfe de Martaban, il me suffira de dire que les sommes immenses qui seraient englouties dans ce travail demeureraient une dépense perdue, si l’ordre de choses inauguré en 1855 par la révolte des musulmans prévalait définitivement, car un état fondé sur le triomphe du fanatisme mahométan laisserait une pareille entreprise sans avenir et sans garantie. Les preuves ne manqueront pas, au cours de ce récit, à l’appui de cette assertion. Nous étions à peine entrés en Chine, que déjà de tous côtés des ruines attristaient nos regards. Le fléau dont nous avions vu les. traces, surtout dans la dernière province du Laos, avait encore plus cruellement sévi dans cette partie du Yunan, et les villages abandonnés ou détruits devenaient plus nombreux à mesure que nous approchions de la ville.

Des routes dallées se croisaient dans les rizières : nous en suivîmes une jusqu’à un pont en pierre semblable à celui dont la vue nous avait causé tant de plaisir à Muong-long, puis nous entrâmes dans les faubourgs. Des femmes se pressaient au seuil des portes pour nous voir passer, des enfans s’échappaient de l’école, suivis de leur pédagogue portant encore à la main une longue gaule et sur le nez des lunettes à verres ronds, et les groupes formés devant les affiches collées sur les murailles interrompaient leur lecture. Des gardes armés nous attendaient ; ils nous saluèrent poliment en nous invitant à les suivre. Notre escorte, qui augmentait à chaque pas, ne tarda point à comprendre la population entière de Seumao. Nous longeâmes l’enceinte de cette ville, puis, tournant à droite, nous arrivâmes, après dix minutes de marche, dans la pagode où nous devions loger. L’étroite cour étant déjà envahie, les soldats eurent de la peine à nous frayer un passage à travers les rangs pressés de la multitude ; il y avait du monde jusque sur les toits. La pagode, vaste édifice rectangulaire complètement ouvert du côté de la cour intérieure, fut en un instant inondée par la foule, malgré les efforts de policemen armés de bâtons. Ceux-ci, impuissans à contenir ce flot débordé, prirent le parti de lui céder en nous recommandant de bien surveiller nos bagages. Habitué depuis de longs mois aux vastes horizons, aux solitudes sans bornes, je me sentais étourdi par cette fourmilière humaine entassée dans un espace resserré. Je croyais avoir sous les yeux une de ces estampes si