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s’associe au grotesque, et où des magots justement fiers des quarante siècles de leur histoire semblent nous contempler du haut d’un paravent comme du sommet d’une pyramide.

Visiter ce sphinx dans son domaine le plus reculé, telle était l’espérance qui nous avait si longtemps soutenus et que nous étions au moment de voir se réaliser. Nous nous trouvions en effet sur cette extrême frontière de Chine qu’aucun Européen n’avait encore traversée. Nous n’abordions pas le Céleste-Empire par ce littoral si facilement accessible, mais où le voyageur trouve encore plus l’Europe que la Chine elle-même ; nous étions à 800 lieues des somptueux hôtels de Shang-haï et de cette protection consulaire qui étend jusqu’aux confins de la terre habitable l’ombre de la patrie. Nous arrivions épuisés de ressources, sans chaussures, presque sans vêtemens, dans des contrées où l’estime du prestige extérieur avait survécu aux horreurs de la guerre civile ; mais, tout en craignant de compromettre notre dignité aux yeux de mandarins qui pourraient juger de notre rang par notre habit, nous avions la ferme résolution de profiter des prescriptions impératives de nos passeports pour assurer notre sécurité et faire respecter nos personnes. Les lettres signées par le régent de l’empire nous ont en effet mieux couverts que le plus brillant costume officiel ne l’aurait pu faire, même aux yeux du plus formaliste de tous les peuples. Les représentans du gouvernement chinois n’ont pas justifié envers nous leur vieille réputation de perfidie, d’où l’on peut conclure que c’est à leur impuissance et non à leur hostilité qu’il faut imputer les misères, les périls essuyés par les membres de la commission pendant la dernière partie du voyage.

On se souvient peut-être que le roi laotien de Sien-hong, hésitant à nous laisser continuer notre route, avait envoyé le mandarin chinois en résidence auprès de lui prendre les instructions du gouverneur de Muong-la. Or la ville que nous avions devant les yeux n’était autre que Muong-la elle-même, et les mauvais desseins dont on avait un moment voulu nous intimider n’avaient pas tenu devant la fermeté de notre attitude. Les ordres de l’empereur des Birmans ne pouvaient plus désormais nous atteindre ; nous avions glissé entre les mains de ses agens au Laos et franchi la frontière méridionale de la province de Yunan, la plus inconnue de l’empire du milieu. Muong-la est appelés Seumao par les Chinois ; c’est, si je ne m’abuse, cette même ville qu’un Anglais a proposé de réunir à Rangoun par un chemin de fer, afin de faire dériver vers un port des Indes britanniques tout le courant commercial de la Chine occidentale. Au lendemain de l’inauguration du canal de Suez, à la veille de l’ouverture du Mont-Cenis, en présence surtout de cette colossale entreprise qui a joint, malgré les Montagnes-Rocheuses, New-York à San-Francisco,