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regagné fut reperdu comme la première fois et pour la même cause, l’avènement d’un Habsbourg au trône d’Allemagne. Albert d’Autriche devint empereur[1] et le fut dix ans. Les trois cantons retombèrent alors dans l’état où ils étaient sous Rodolphe. Eurent-ils beaucoup à en souffrir ? — Oui, dit la tradition, qui place ici, depuis. Tschudi, les histoires des Gessler et des Guillaume Tell. — Non, répond la critique, qui dans tous les papiers et les nombreux récits du temps ne trouve aucune trace ni des méfaits des Habsbourgs ni des prouesses attribuées aux Suisses. Albert était un peu usurier, mais bon prince au fond, chaste, prudent, pacifique, assez clément pour les petits, défenseur des Juifs opprimés, protecteur des villes et de leurs franchises, aliénant ses propres droits pour développer le libre exercice de la justice pénale ; nous savons que le souci du bien public lui faisait passer des nuits sans sommeil, qu’il résistait à l’église et craignait Dieu. Qu’y a-t-il de commun entre ce souverain et les Gessler, entre ce règne et l’histoire de la pomme ? D’où viennent ces accusations qui n’ont pris naissance que deux siècles après la mort d’Albert ? Pourquoi faire tramer aux trois vallées, dans des conciliabules secrets, une alliance déjà scellée ouvertement depuis bien des années ? Tout prouve que sous Albert les premiers confédérés se tinrent tranquilles ; ce qui occupe les chartes du temps, ce ne sont pas les insurrections d’hommes, ce sont les écroulemens de neiges.

« Qui pourrait dépeindre, s’écrie l’évêque de Constance, les épouvantables ravages causés par les avalanches, qui font trembler la crête des montagnes et le fond des vallées ? Descendant avec le fracas du tonnerre du haut des monts, elles bouleversent de fond en comble ce qui leur fait obstacle, ébranlent même la base des montagnes, détruisent tous les êtres vivans placés sur leur passage, et, creusant dans le sol de profonds ravins, rendent où elles sont précipitées tout chemin impossible. » A cela l’empereur répond : « On ne peut méconnaître les dangers que font courir aux habitans de Morschach, quand ils veulent gagner Schwyz, ces avalanches furieuses qu’un orage ou le poids des neiges précipite à l’improviste du haut des monts, et qui, roulant le long de pentes abruptes ou de rochers à pic jusqu’au fond des vallées, écrasent de leur masse tout ce qu’elles rencontrent, font disparaître la trace des chemins, et sont devenues la déplorable cause de la mort inévitable et subite de ceux qui se sont trouvés sur leur passage. » Telles étaient les préoccupations de l’évêque et du roi ; quant aux vallées, paix complète ; leur sujétion ne paraît point aggravée, les

  1. Nous adoptons cette désignation d’empereur pour rester clair en nous conformant à l’usage ; mais on sait que la plupart des chefs de l’empire, ici nommés n’étaient en titre que « rois des Romains. »