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écroué à la Grande-Roquette, dans un quartier qui est exclusivement réservé aux condamnés à mort ; par une sorte d’ironie que sans doute l’architecte n’a pas cherchée, ce quartier, isolé de tous les autres, touche à l’infirmerie. Il y a là, au-delà des cours et derrière des verrous qui défient l’effraction, trois cellules, propres, aérées, fort grandes, — dix pas de long sur cinq de large. Une couchette, une table, deux ou trois chaises, un poêle, meublent cette chambre, peinte en jaune et éclairée par une fenêtre grillée, treillagée et placée assez haut pour qu’un homme ne puisse l’atteindre que très difficilement. Comme à la Conciergerie, le condamné n’a pas une minute de solitude ; toujours il a près de lui un gardien et un soldat du poste de sa prison, qui sont relevés de deux en deux heures. Il est assez difficile de comprendre ce que le soldat fait dans cette cellule, près d’un condamné à mort ; le temps qu’il y passe équivaut pour lui à une faction. C’est une besogne administrative cependant ; elle doit peser tout entière sur les gardiens dont c’est le métier, qui sont choisis, payés pour cela, et à moins de cas de force majeure elle ne devrait point incomber à des militaires, pour qui elle est sans prétexte et souvent pénible. La fenêtre donne sur le premier chemin de ronde, et si le condamné pouvait regarder par les vitres, il verrait qu’une sentinelle surveille cette baie garnie de fer et ouverte dans une muraille en pierres meulières de 2 mètres d’épaisseur ; les précautions sont bien prises, et il faudrait l’anneau de Gygès pour déjouer une surveillance si activement soupçonneuse.

Dans sa cellule, l’homme est laissé libre, si ce mot peut s’appliquer à un tel état ; il fait ce qu’il veut, il dort, il se lève, il se couche, il fume, il lit, il parle, il se tait, selon sa fantaisie ; s’il veut se promener, il a pour lui tout seul une sorte de cour au milieu de laquelle s’épanouit un massif de lilas de Perse, entourée aussi de galeries qui permettent l’exercice à l’abri du mauvais temps. Instinctivement et sans effort, on agit à son égard avec une grande douceur ; ne doit-il pas bientôt mourir ? à quoi bon alors être trop sévère ? Il est absolument soustrait au monde extérieur. A moins d’autorisation spéciale, qu’on n’accorde, à proprement dire, jamais, il ne voit personne. Le directeur lui rend visite, et, autant que les règlemens le permettent, satisfait à ses désirs ; mais il est défendu expressément aux gardiens et aux soldats qui l’approchent de lui parler des choses du dehors ; il est là comme un mort anticipé dans son tombeau. Quand il oublie, quand la réalité ne le saisit pas trop impérieusement, il cause avec ses gardes. De quoi parle-t-il ? De son crime sans doute, de ses regrets, de ceux qu’il laisse après lui, car, si dénué qu’on soit, on a toujours quelque lien qui vous tient au cœur ? Nullement. Semblable aux vieillards qui, devant la tombe entr’ouverte, font invinciblement un retour vers le passé, il parle de