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premier. Elle se ligua avec les deux chefs des prétoriens, menacés comme elle, et fit assassiner son époux. Ce furent des secrétaires, des valets de chambre, un adjudant de service[1], qui le tuèrent ; ce fut sa nourrice Phyllis qui brûla son cadavre sur la voie Latine, rapporta secrètement ses restes dans le temple de la famille Flavia et les mêla aux cendres de Julie, fille de Titus, qu’il avait aimée.

Ainsi disparut à quarante-cinq ans le dernier représentant d’une famille qui s’était flattée de se perpétuer sur le trône, qui n’avait rien fondé, et qui, après un effort de vertu, avait repris les traditions les plus sanglantes du césarisme. L’administration et la clémence avaient été le but des Flaviens, et ils s’étaient proposé pour modèle Auguste, fondateur de l’empire ; mais de même qu’Auguste avait eu des monstres pour successeurs, de même Vespasien et Titus furent remplacés par le tyran le plus intelligent, le plus cruel et par conséquent le plus haïssable. C’est que rien n’est aussi précaire qu’une politique personnelle, aussi fragile que les bonnes intentions d’un prince, si des institutions solides ne garantissent point les sujets contre ses erreurs et ses défaillances. Une passion déçue ou un accès de fièvre suffit pour altérer l’âme la mieux disposée ou enflammer le cerveau. Aux causes permanentes qui dépravent les despotes s’ajoutent les infirmités de chaque individu, qui varient à l’infini et déjouent les prévisions. Avant Domitien, les peuples n’avaient été victimes de l’amour de la guerre que lorsque leurs maîtres étaient des capitaines intrépides ou des conquérans ; ce qui perdit les Romains cette fois, ce fut au contraire la lâcheté de leur imperator, son impuissance à la tête des armées. L’humiliation, la rage et la crainte du mépris public lui firent tourner contre Rome des armes qu’il n’avait point su tenir contre des barbares. L’ennemi lui avait dicté la paix, mais il se vengea sur les citoyens en leur déclarant une guerre qui ne fut interrompue que par la mort.

Telle fut la plaie morale qui transforma en fléau public un bon administrateur et un césar jaloux de se faire aimer. Après avoir commencé comme Titus avait fini, il finit comme Titus avait commencé. Dérision de la destinée, qui devrait rendre les hommes moins complaisans dans le jugement qu’ils portent sur les princes ! si Domitien n’avait régné que deux ans, ainsi que son frère, il aurait laissé une mémoire pure et des regrets universels ; si Titus avait régné quinze ans ainsi que Domitien, il serait peut-être devenu pour le monde un sujet de pitié et d’horreur.


BEULE.

  1. Les conjurés étaient Norbanus et Pétronius Secundus, préfets du prétoire, Saturius, décurion des cubiculaires, Parthénius et Sigérius, cubiculaires, Maximus, affranchi de Parthénius, Entellus, secrétaire, Clodianus, adjudant (cornicularius), Stépnanus, procurateur de Flavia Domitilla, nièce de l’empereur.