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bonheur et l’ivresse de la toute-puissance commencent par leur rendre facile la pratique de la clémence, de la libéralité et des vertus dont se contente un peuple esclave. Il faut attendre pour les juger l’heure où leur trésor est épuisé, où les conspirateurs s’éveillent, où les amis deviennent insatiables et ingrats, où les appétits de la foule, caressés et excités, éclatent furieux, et où la fortune montre ses premiers revers. La comédie de Titus n’a eu que deux actes, celle de Domitien a été complète et s’est terminée par le plus sanglant dénoûment. La figure de Domitien mérite donc d’être étudiée avec méthode, car elle est complexe, elle est dramatique, elle nous fait passer par d’étonnantes péripéties, du mal au bien et du bien au crime.

Domitien était né le 25 octobre de l’an 52, dans la sixième région de Rome, sur le Quirinal. La maison qu’occupait alors son père était désignée, comme nos maisons de Paris au moyen âge, par l’enseigne de la boutique voisine ou par un ornement particulier. Une grenade faisait reconnaître l’habitation assez chétive de Vespasien, qui était toujours pauvre, quoiqu’il fût consul désigné, et dût entrer en charge le mois suivant. Lorsque Domitien fut empereur, il fit raser cette maison et élever à la place un temple dédié à la famille des Flaviens, jugeant prudent d’illustrer et d’effacer à la fois les traces d’une humble origine. Son enfance et sa première jeunesse furent livrées à la misère et à l’infamie. Il avait douze ans de moins que Titus : il ne put ni être élevé comme lui par faveur avec le petit Britannicus, ni suivre son père Vespasien dans les camps. Abandonné à Rome, après avoir perdu de bonne heure sa mère, il vécut à la charge de parens peu soucieux de surveiller son éducation, fut envoyé à l’école publique, courut les rues, et contracta des vices dont le besoin est l’horrible excuse. Il était beau et il se vendait. On prétendait qu’il s’était prostitué à Nerva, qui devait aussi revêtir un jour la pourpre. Le préteur Clodius Pollion, contre lequel Néron avait composé une satire, conservait et montrait volontiers un billet par lequel Domitien s’engageait à lui donner une nuit. César avait passé par là, et n’en était pas moins compté parmi les dieux. Dans toutes les sociétés en décadence, la débauche est un marchepied pour les ambitieux.

Les succès de Vespasien en Judée appelèrent l’attention sur Domitien sans le rendre plus riche ni moins vil. Il ne possédait pas même un gobelet d’argent pour boire, ce qui était aux yeux des nobles de Rome le signe décisif de la pauvreté. La révolte de l’armée d’Orient lui donna une importance subite et l’exposa aux mêmes dangers que son oncle Sabinus. Réfugié avec lui dans le Capitole, pressé par les assiégeans et par les flammes, il alla se cacher chez