Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui la partagent, qu’elle élève les caractères en les rendant plus chastes, plus courageux, plus dévoués, il y aurait encore des motifs d’un ordre respectable pour tâcher de la sauver des attaques formidables de la raison moderne ; mais c’est tout le contraire qui arrive. La croyance au diable tend nécessairement à émousser le sentiment de la responsabilité individuelle. Si je fais le mal, non parce que je suis mauvais, mais parce qu’un autre m’y a poussé avec un pouvoir supérieur à ma volonté propre, ma culpabilité est certainement amoindrie, sinon anéantie. Nous venons de voir les déplorables superstitions, les niaiseries dangereuses, les crimes horribles dont cette croyance a été si longtemps l’inspiratrice. Ce qui prouve contre la sorcellerie, dira-t-on, ne prouve pas contre un génie personnel du mal dont les hommes ont à se défendre comme d’un ennemi tournant perpétuellement autour d’eux pour les pousser au mal. Que l’on veuille pourtant réfléchir que la sorcellerie, ne se détache pas comme cela du principe même dont elle est la fille. Le diable une fois posé, le sorcier en provient tout naturellement. S’il existe réellement un être personnel, en possession de pouvoirs surhumains, cherchant, comme on dit, à nous perdre moralement pour sa satisfaction privée, n’est-il pas évident que, pour mieux réussir, il tâchera d’allécher les âmes faibles en leur fournissant les moyens de se procurer ce qu’elles désirent le plus ? Ce n’est pas sans motif que la croyance au diable a trouvé son épanouissement définitif dans la croyance aux sorciers, et que celle-ci, ayant succombé devant l’expérience, a dans sa ruine entraîné la croyance au diable lui-même. S’il y a vraiment un diable, il y a des sorciers, et, puisqu’il n’y a pas de sorciers, il est clair qu’il n’y a pas de diable : voilà ce que le bon sens condensé des trois derniers siècles nous autorise à conclure, et cette conclusion attendra toujours sa réfutation.

Le XVIIIe siècle eut le tort de s’imaginer qu’il suffisait de jeter du ridicule sur les croyances traditionnelles pour les détruire. Quand une croyance dont on s’est moqué quelque temps a de profondes racines dans la conscience humaine, elle survit aisément aux sarcasmes dont elle a pu être l’objet, et le temps vient où ces sarcasmes ne font plus rire, parce qu’ils froissent le sentiment intime des esprits religieux et le bon goût des esprits délicats ; mais, quant au diable, le rire du XVIIIe siècle est demeuré victorieux. C’est qu’en effet le diable est ridicule. Cet être que l’on prétend si rusé, si malin, si savamment égoïste, et qui s’évertue éternellement à exercer l’ennuyeux métier de corrompre les âmes, finit par être fort sot. Regardé ainsi de près, ramené des hauteurs où la poésie et le mysticisme ont pu quelquefois le porter, mis en regard de la