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mauvais ange dans le paradis terrestre, on reporta la chute des esprits rebelles au moment de la création. Augustin pense que, par l’effet de cette chute, leurs corps, auparavant subtils et invisibles, se sont épaissis. C’est le commencement de la croyance aux apparitions visibles du diable. Vint ensuite cette autre idée que les démons, afin de satisfaire leur luxure, profitent de la nuit pour surprendre les jeunes gens et les femmes pendant leur sommeil. De là les succubes et incubes, qui jouèrent un si grand rôle au moyen âge. Saint Victorin, d’après la légende, est vaincu par l’artifice d’un démon qui avait pris la forme d’une séduisante jeune fille égarée la nuit dans les bois. Les ordonnances des conciles, depuis le IVe siècle, enjoignent aux évêques de surveiller de près ceux de leurs diocésains qui s’adonnent aux arts magiques, inventés par le diable ; il est même déjà question de femmes vicieuses qui s’imaginent qu’elles vont courir les champs pendant la nuit à la suite des déesses païennes, Diane entre autres. Seulement on ne voit encore dans ces sabbats imaginaires que des rêves suggérés par Satan à celles qui lui donnent prise par leurs penchans coupables.

Mais bientôt tout devient réel et matériel. Il n’est pas de saint qui ne voie au moins une fois le diable lui apparaître sous forme humaine ; saint Martin l’a même rencontré déguisé de manière à ressembler au Christ. Le plus souvent toutefois, en sa qualité d’ange des ténèbres, il apparaît comme un homme tout noir, et c’est sous cette couleur qu’il s’échappe des temples païens et des idoles que renverse le zèle des néophytes. Enfin l’idée que l’on peut faire un pacte avec le diable pour se procurer ce que l’on désire le plus en échange de son âme surgit au VIe siècle avec la légende de saint Théophile. Celui-ci, dans un moment d’orgueil blessé, remit à Satan une abjuration signée ; mais, dévoré de remords, il obtint de la vierge Marie qu’elle reprît au mauvais ange la pièce fatale[1]. Ce détail d’une légende, écrite surtout dans le dessein de répandre le culte de Marie, devait avoir de graves conséquences. Le diable en effet vit augmenter bien plus encore son prestige lorsque la conversion des envahisseurs de l’empire et les missions envoyées dans les contrées qui n’en avaient jamais fait partie eurent introduit dans le sein de l’église une masse absolument ignorante et toute pénétrée encore de polythéisme. L’église et l’état, unis depuis Constantin et plus encore depuis Charlemagne, firent ce qu’ils purent pour dégrossir les esprits épais dont ils étaient les tuteurs ; mais, à vrai dire, il

  1. La Légende dorée de Jacques de Voragine nous apprend pourquoi Satan ne se contentait pas d’une simple promesse verbale. « C’est que les chrétiens, dit-il, sont des tricheurs, me promettent tout aussi longtemps qu’ils ont besoin de moi, et me plantent là pour se réconcilier avec le Christ lorsque, par mon pouvoir, ils ont obtenu ce qu’ils désiraient. »