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REVUE. — CHRONIQUE.

pourvus de sommiers élastiques, on est nourri par un cuisinier français, on a le spectacle d’une troupe d’opéra qui joue Faust et la Traviata, et dans les bazars on peut acheter une peau de tigre du Daghestan ou une peau de mouton de Bokhara, ou encore un fin poignard de Géorgie chez un marchand qui a obtenu une médaille à l’exposition universelle de Paris. De même, en descendant du mont Elbruz, nos voyageurs n’eurent que deux journées de marche pour arriver à Pâtigorsk, station thermale où le beau monde de la colonie russe se donne rendez-vous. En été, les Européens quittent Tiflis, parce qu’il y fait trop chaud ; ceux que leurs fonctions ne retiennent pas dans la capitale se réfugient au pied des montagnes. A Pâtigorsk, on voit des officiers dans leur plus bel uniforme, des dames habillées suivant la mode de Paris et des malades en bottes vernies. Ces réunions avaient peu d’attrait pour les aventureux touristes, qui avaient fait un si grand voyage avec la seule intention de parcourir les sentiers des montagnes. Ils se remirent bientôt en route pour revenir au défilé de Dariel par le versant septentrional de la chaîne du Caucase, de là à Tiflis et enfin à Poti, où ils se rembarquèrent pour l’Europe.

Il ne faut pas chercher dans le récit de M. Freshfield une peinture détaillée du pays, de ses habitans et de ses productions; ce n’était pas là ce qui l’attirait. On dirait qu’à force d’admirer la nature elle-même dans ses manifestations les plus gigantesques il s’est désintéressé du reste, comme un habitant de Saturne qui, descendu sur notre pauvre globe terrestre, n’aurait d’yeux que pour nos montagnes et ne discernerait pas les myriades d’êtres qui fourmillent dans les plaines. N’en voudra-t-on pas surtout à M. Freshfield de ne pas parler, à propos d’un voyage en Géorgie et en Circassie, des belles créatures auxquelles nous pensons involontairement en parlant de ces provinces du Caucase? Mais ce n’est pas sa faute assurément s’il a vu toutes les femmes laides et débauchées. D’autres voyageurs, Chardin, par exemple, qui traversa cette contrée il y a deux cents ans, nous avaient préparés à cette déception. Il ne faut pas plus chercher là des hommes taillés en hercule avec un pied petit et un poignet fort que des femmes délicates à la peau blanche, à la taille svelte et gracieuse. Le Caucase est la terre de la confusion des langues, ce qui indique sans doute que plusieurs races s’y sont mélangées. Au temps de Pline déjà, on racontait que les habitans de la Colchide parlaient plus de trois cents dialectes différens. Strabon, moins enclin aux exagérations, en comptait encore soixante-dix. Quant à l’état social de la population en général, il est ce qu’il doit être après une longue guerre de conquête que des discordes intestines avaient précédée. Partout où le joug russe est bien établi, il y a de l’ordre et de la tranquillité; ailleurs les paysans vivent encore dans un fâcheux état d’anarchie. Le voyageur européen n’a plus à craindre d’être attaqué ou pillé, si ce n’est chez les farouches Souanètes; mais on n’ef-