Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/1058

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1052
REVUE DES DEUX MONDES.

70 kilomètres de long sur 25 de large. En vérité, cet abandon nous ferait croire volontiers que la population de ce district n’est pas bien méchante; tout au plus faut-il y passer vite, ne s’y arrêter que le strict nécessaire et laisser voir aux passans que l’on rencontre les armes dont on est porteur. Ce mauvais endroit franchi, les quatre voyageurs coupèrent la ligne de faîte du Caucase au col de Nakra, passage fort élevé (3,100 mètres d’altitude), mais assez connu des Souanètes, qui descendent par là dans les steppes lorsqu’ils ont l’envie de dérober du bétail à leurs voisins les Tartares. Au sud de la chaîne, dans la Géorgie et la Mingrélie, les habitans sont chrétiens, mais paresseux, dépravés, voleurs, menteurs et turbulens. Leurs femmes sont débauchées et élèvent leurs enfans dans des habitudes de maraude et de pillage. Au nord, au contraire, les Tartares de la Kabardie sont des mahométans adonnés à la culture de la terre et à l’élève des troupeaux; ils sont aussi paisibles qu’hospitaliers envers les étrangers. On s’étonnera sans doute de trouver ici la religion musulmane supérieure à la religion chrétienne; il n’y a plus lieu de s’étonner, si l’on considère que les prosélytes des églises de Géorgie et d’Arménie ne se sont convertis le plus souvent qu’en vue des avantages matériels dont les missionnaires russes appuient leur propagande.

M. Freshfield et ses compagnons trouvèrent chez les indigènes du village d’Uruspieh, au pied du mont Elbruz, un meilleur accueil que durant leurs courses précédentes. Le chef de la tribu avait servi en Crimée dans l’armée russe; il savait à peu près ce que c’est que l’Angleterre, et il s’excusa de ne pouvoir offrir à ses hôtes leurs mets nationaux, des beefsteaks et du porter. Ce qui leur plut davantage, il leur fournit aide et assistance pour l’ascension de la montagne. Cette entreprise n’était pas au reste si difficile qu’on l’aurait soupçonné au premier abord; l’Elbruz est d’un accès plus commode que les autres pics du Caucase. Les quatre Européens arrivèrent sans trop de peine au sommet en compagnie de plusieurs hommes de leur escorte indigène, qui se montrèrent en cette circonstance aussi adroits montagnards que bons marcheurs. C’était cependant la première fois que l’on réussissait à escalader cette belle montagne. D’autres expéditions y avaient échoué antérieurement; mais il est vrai de dire que ceux qui l’avaient tenté jusque-là ne s’étaient pas préparés depuis plusieurs années à une si rude excursion en rivalisant d’audace avec les membres les plus hardis de l’Alpine club.

Ces contrées du Caucase sont pleines de contraste. En Géorgie, à peu de distance des districts de Souanétie et d’Ossétie, dont les habitans à demi barbares vivent sous de misérables huttes et conservent avec scrupule le costume original de leurs pères, se trouve Tiflis, ville de 80,000 âmes, tout à la fois russe, allemande et persane, résidence d’un prince de la famille impériale de Russie, qui est gouverneur de toutes ces provinces. A Tiflis, on loge dans un bon hôtel, dont les lits sont