Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/996

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est mauvaise et ridicule ; ce monde est le règne de l’ineptie, de la vulgarité, de l’ennui, du dégoût. Quiconque est sincère avec soi-même, quiconque examine la destinée humaine sans illusion et en parle sans hypocrisie, est forcé de convenir que la meilleure chose ici-bas est ce qu’il y a de plus physique, de plus animal en nous. Si c’est bien là, comme je le pense, la conclusion de ce roman, je n’avais pas tort de dire que le fond de sa pensée est la misanthropie, une misanthropie qui s’exprime, chose singulière, avec un mélange de gravité moqueuse et de licence rabelaisienne. Il faut même prendre ce mot de misanthropie dans son sens le plus étendu ; infliger à l’homme de tels outrages, c’est outrager le monde et celui qui l’a fait, à supposer que le monde soit l’ouvrage de quelqu’un. Un pessimisme qui enveloppe la création et le créateur, une misanthropie qui renferme, implicitement au moins, une sorte d’athéisme, telle est la philosophie de ce livre.

Ai-je bien deviné les énigmes de l’auteur ? Il me semble qu’à l’intention philosophique dont je viens de parler se joint le désir de tracer une page d’histoire. Le héros du récit, le sujet de cette étude philosophique et morale a l’air de représenter pour l’écrivain toute une génération, la génération qui est sortie du collège il y a environ vingt-cinq ans. Le récit commence un peu avant la révolution, de 1848, les scènes qui le terminent ont eu lieu dans l’hiver de 1868. Ce serait donc la physionomie des vingt-cinq dernières années que M. Flaubert aurait prétendu reproduire. Qui sait même si les faiblesses et les lâchetés de son héros ne sont pas dans sa pensée le symbole des épreuves par lesquelles a passé depuis vingt-cinq ans la société française ? La description si détaillée de l’année 1848, la peinture de la révolution de février, le récit des journées de juin, le tableau des clubs, les scènes de la rue, ces images de la violence et de la bêtise populaire, ces portraits d’émeutiers, de fanatiques, de tribuns à phrases creuses, de loustics en belle humeur, de réformateurs imbéciles, de démagogues devenus agens de police, tout cela mêlé, on ne sait pourquoi, aux plus vulgaires aventures de libertinage suggère l’idée d’une œuvre où les événemens publics seraient expliqués par les mœurs individuelles. L’éducation du personnage principal serait l’éducation de la société parisienne pendant toute une période de notre histoire. La mollesse, l’énervement, la niaiserie d’un étudiant amoureux seraient le commentaire de nos destinées. Si étrange que soit cette conjecture, il est difficile de ne pas s’y attacher quand on voit l’auteur imiter manifestement le style de M. Michelet dans les derniers volumes de son Histoire de France. C’est la même façon heurtée, saccadée, le même art de briser son récit, de passer brusquement d’une scène à une autre, d’accumuler les détails tout en supprimant les transitions. Jamais