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succès ? N’est-il pas des esprits qui eussent mieux fait en se donnant moins de peine ? A force de recherches, ne se peut-il pas que le parti-pris étouffe l’observation, que le système défigure la réalité ? Sous tant d’opérations, de retouches, de refontes, l’œuvre cuite et recuite ne prendra-t-elle pas une physionomie baroque ? C’est ce qui arrivera surtout, si l’écrivain, après s’être fabriqué je ne sais quelle théorie misanthropique, entreprend de peindre le monde à la lueur blafarde de ses idées. En de telles conditions, que l’acharnement du copiste, la poursuite superstitieuse de l’exactitude, offrent de dangers, et qu’il vaut bien mieux, comme disait Molière, « se laisser aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles ! » Plus le point de départ est faux, et plus l’erreur est aggravée par l’obstination de l’effort. Supposez un artiste qui prétend reproduire la réalité la plus stricte, et qui commence par jeter sur cette réalité le voile bizarre de son système. En vain veut-il tout montrer, comme le rayon de soleil qui traverse la chambre obscure du photographe ; en vain tâche-t-il d’être acéré, mordant, comme la scie qui coupe la pierre, comme l’eau-forte qui laboure le cuivre : dans sa préoccupation de l’effet, il songe avant tout au procédé, à l’appareil, à l’instrument, aux acides. Adieu la riche variété de la nature ! Le voilà confiné dans un laboratoire malsain. Ce rude ouvrier du réalisme ne tardera guère à perdre le sens du monde réel. Il a devant les yeux un petit nombre de modèles, et ces modèles, fatigués, défigurés, aussi ennuyés qu’ennuyeux, vont représenter pour lui toute une image de la destinée humaine. En sera-t-il vraiment plus avancé parce qu’à une tâche si mal conçue il aura consciencieusement appliqué la précision de son langage et la vigueur de son talent ?

Ces réflexions, nous en sommes sûr, paraîtront toutes naturelles à ceux qui auront lu le nouveau roman de M. Gustave Flaubert. L’auteur de Madame Bovary et de Salammbô n’est certainement pas un écrivain médiocre. Comme artiste, sinon comme penseur, il a des visées hardies. Personne ne met plus de soin à éviter les routes battues. Il produit peu, mais chacune de ses œuvres atteste une méditation intense et une exécution minutieuse. Les incorrections, les négligences même, du moins ce qui semble tel à première vue, tout enfin, quand on y regarde de près, porte la marque d’une volonté persévérante. La peinture des ignominies de l’adultère dans Madame Bovary lui a fourni l’occasion d’une étude qui rappelle exactement les opérations anatomiques. C’est une dissection savante accomplie avec une impassibilité glaciale. Si ce livre a fait scandale, ce n’est pas le sujet qui en est cause ; quel moraliste farouche pourrait souhaiter un tableau plus hideux, un châtiment plus terrible de ce qui est si souvent embelli ou dissimulé par des plumes