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LE
ROMAN MISANTHROPIQUE
L’Education sentimentale, histoire d’un jeune homme, par M. Gustave Flaubert. 2 vol. in-8o ; Michal Lévy.


Dans les arts comme dans la vie, c’est un grand point que d’avoir foi en soi-même, de s’attacher à une idée et de la poursuivre sans relâche. Il y a des faiblesses orgueilleuses qui se déguisent sous des prétentions de toute sorte : vous connaissez les écrivains qui ne dépendent que de la fantaisie, n’obéissent qu’à l’inspiration et laissent le labeur opiniâtre aux esprits moins heureusement doués. Il y a aussi des natures agiles, des imaginations toujours prêtes, mais incapables de prolonger leur effort ; celles-là se dépensent en petites choses, essayant de racheter la vigueur des conceptions durables par une espèce de scintillation perpétuelle, L’inventeur vraiment épris de son art est celui qui conçoit avec force, médite avec lenteur, tourne et retourne son sujet dans sa pensée, commence, efface, recommence, comparant sans cesse la copie au modèle, la fiction à la réalité, puis, assuré enfin de son programme, l’exécute avec feu. Les vieux maîtres ont exprimé ces choses une fois pour toutes ; quelles que soient les transformations du goût, il faut les répéter d’âge en âge aux écoles survenantes, car ce sont des vérités éternelles, et aucune littérature, si brillante qu’elle soit, ne les dédaigne impunément. Si on ne remet pas le métal sur l’enclume, c’est en vain qu’on aura employé une matière de haut prix ; sans la solide armure du style, sans la concentration puissante de la forme, les pensées les plus heureuses se dissiperont comme une fumée.

Est-ce à dire que le travail acharné soit toujours un gage de