Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/992

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

civilisés auront pour le sultan. Ceux-ci étant eux-mêmes sujets à des changemens périodiques, la chute d’un pouvoir peut modifier leur attitude à l’égard de la Turquie ; cependant, lorsqu’il sera démontré que le gouvernement de la Porte agit avec résolution, qu’il ne veut point, par exemple, comme le dit l’auteur du Testament politique, exploiter à son profit les sentimens chevaleresques des peuples, il trouvera les nations comme les souverains disposés à l’aider dans son entreprise, car les nations plus encore que les souverains ont le désir de voir régner partout la concorde, le bien-être et la justice.

Le succès semble aujourd’hui dépendre principalement du temps que mettra la Turquie à se réformer. Il faut qu’elle regagne en quelques années le chemin qu’elle a perdu depuis trois siècles. Théoriquement cela n’est point impossible, puisque tout le système qu’il s’agit d’abolir repose sur l’idée que les musulmans se font d’Allah, et que cette idée n’est pas fort différente de celle des chrétiens, dont le Dieu est personnel et dont le pape est une manière de sultan. Des Turcs aux raïas, il n’y a pas beaucoup plus de distance sociale qu’il n’y en avait chez nous entre les nobles et les vilains ; la loi pourtant les a ramenés à l’égalité. Quant à la lutte des religions, la science positive la calme toujours, comme nous en avons fait l’expérience, et finit par avoir raison du fanatisme quand elle ne peut l’éteindre. Le temps aussi se chargera d’abattre l’orgueil musulman, quand des lois bien observées l’auront contraint à reconnaître ou à respecter l’égalité. La question suprême est donc une question de temps. Les réformes intérieures seront-elles assez avancées, les populations assez satisfaites, l’état économique assez prospère pour arrêter la tempête qui gronde au dehors, et qui bien vite s’étendrait jusqu’au dedans ? Le sultan trouvera-t-il des ministres assez intelligens pour concevoir les mesures de salut, assez fermes pour les exécuter ? C’est ce qu’un prochain avenir pourra nous apprendre. Quoi qu’il en soit, la Turquie en ce moment attire tous les regards ; elle intéresse l’Europe tout entière, et par ce qu’elle fait et par ce qu’elle ne fait pas. C’est en ses mains, non dans les nôtres, qu’est la solution des problèmes dont nous venons d’énoncer les élémens.


EMILE BURNOUF.