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de plus en plus nombreux. Dans l’est, il est tout à fait dominant ; mais il a aussi des représentans dans Constantinople : presque tous les ulémas en font partie, la plupart des derviches, c’est-à-dire des ordres religieux, y sont affiliés ; il y a au centre de la capitale un ordre de derviches blancs dont tous les étrangers vont voir les cérémonies singulières, et qui forment, dit-on, la milice secrète du vieux parti. Pareils à nos jésuites, ces derviches, que l’on dirait uniquement occupés de dévotions, se mêlent à toutes les affaires, pénètrent dans les familles, connaissent les secrets des harems et surveillent les actes du gouvernement et de ses agens.

Le parti des réformes, dont Fuad en mourant a laissé la direction à son ami Aali-Pacha, croit que l’islam n’est incompatible avec aucune amélioration, dans quelque ordre que ce soit. Il cherche moins à soutenir le passé qui s’écroule qu’à ménager l’avenir, parce que le passé est passé, et qu’il n’y a rien à craindre ni à espérer de lui, tandis que toute la réalité, favorable ou redoutable, est dans l’avenir. On peut regarder ce parti comme un produit de l’expédition de Crimée. Quand elle n’aurait pas eu d’autre résultat, on voit qu’elle n’aurait point été inutile : elle a fait voir que, s’il est impossible à la Turquie de se sauver sans le secours de l’Europe, il est impossible à l’Europe de compter sur la Turquie, si ses principes n’y sont représentés par personne. Le gouvernement actuel appartient exclusivement au parti des réformes ; à ce titre, il est et doit être soutenu par l’Europe intelligente, il a et doit avoir pour adversaire la Russie. Cette dernière n’exerce aucune action directe sur le gouvernement du sultan ; on ne se préoccupe de ses conseils que pour s’en défier, comme s’ils cachaient quelque perfidie. Toute l’influence appartient aux nations dont l’amitié est incontestable, à l’Angleterre et la France, — en seconde ligne à l’Autriche, dont la politique se lie de plus en plus à celle de l’empire ottoman, — enfin à la Prusse, suspecte tant qu’on l’a crue l’intime alliée de la Russie, mais qui commence à se faire voir sous un jour nouveau.

Malheureusement les améliorations, ou, pour mieux dire, les institutions qu’il faudrait réaliser sont si nombreuses et si importantes, qu’on ne peut s’empêcher de considérer le succès comme bien difficile. Nous ne voulons pas présenter ici de l’état de la Turquie un tableau dont l’aspect serait peut-être décourageant ; qu’on nous permette cependant une comparaison. Si un homme s’apercevait un jour que sa maison est lézardée et qu’elle menace ruine, il s’occuperait de l’abattre pour la rebâtir, et s’il n’avait aucun terrain où il pût mettre les décombres, il serait forcé d’élever sa nouvelle construction dans l’ancienne ; enfin, s’il fallait qu’il continuât d’y loger et d’y entretenir sa famille et ses serviteurs, il serait forcé de les reléguer dans quelque partie plus solide que le reste et de