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peut-être, car il suffirait de la neutralité de la France vis-à-vis l’Allemagne du nord et du sud pour entraîner la ruine de la Russie et la reconstitution sur des bases toutes nouvelles de l’Europe centrale. Dans cette hypothèse, qui devient de jour en jour moins improbable, l’empire ottoman ne souffrirait aucune atteinte, à moins que l’inimitié de ses vassaux et de ses provinces chrétiennes ne lui suscitât des difficultés qu’il peut d’ailleurs prévoir et éviter. Ceci nous conduit naturellement à examiner l’état intérieur de la Turquie.


II

Le gouvernement turc a besoin d’opérer chez lui des réformes promptes et radicales, s’il veut être en mesure d’arrêter, au moins pour un temps, les attaques du dehors. Quel rôle ont joué les Turcs dans la guerre de Crimée ? On venait de quinze cents lieues se battre pour eux et en quelque sorte chez eux : ils ne faisaient presque rien pour leur propre défense ; livrés à eux-mêmes, ils auraient été infailliblement perdus. On fait à la guerre de Crimée le reproche d’avoir été stérile : c’est montrer qu’on ne connaît pas l’Orient, qu’on ignore ce qu’il était avant cette guerre et ce qu’il est aujourd’hui. Non-seulement la campagne de Crimée a enrayé pour longtemps la marche militaire de la Russie, mais elle en a dévoilé la politique ; elle a mis les Turcs en demeure de sortir de leur sommeil éternel. Se réveilleront-ils de cette léthargie ? Nous avons provoqué chez eux quelques-unes de ces secousses électriques qui rendent aux morts les apparences de la vie, retomberont-ils dans leur immobilité ? Voilà aujourd’hui toute la question.

Si Aali-Pacha, en ce moment grand-vizir, ne poursuit pas avec une égale conviction l’œuvre commencée par son prédécesseur Fuad, les forces vives qui minent secrètement l’empire des Osmanlis en auront raison avant cinquante ans sans l’intervention d’aucune main étrangère. La Turquie, dans la portion musulmane de ses populations,. est en proie à la lutte de deux partis qui rendent fort difficile la tâche des nouveaux vizirs. Le vieux parti, étroitement attaché à l’interprétation littérale et scolastique du Koran, hait ou méprise toute idée étrangère à ce livre ; il n’accepte aucune réforme, ni dans la constitution de la société, ni dans l’administration politique ou judiciaire ; il veut tenir les giaours relégués à un degré inférieur de l’échelle, sans action sur la marche des affaires ; il déteste les étrangers, qui n’attachent au Koran qu’une importance historique, qui lui apparaissent comme des principes de dissolution pour la société musulmane. À mesure que l’on s’éloigne du centre de l’empire, le vieux parti turc forme dans les populations un contingent