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attendre beaucoup de son alliance avec lui, si la Turquie vient à reprendre vie, comme on l’espère, et à rentrer dans le mouvement général de la civilisation. En effet, l’Asie-Mineure et la Perse pourraient devenir dans peu d’années une des routes les plus fréquentées du commerce de l’Europe avec l’Orient ; mais il faudrait pour cela que l’influence russe fût plus fortement combattue à la cour du shah par les Européens qu’elle ne l’a été jusqu’ici, et qu’on fît pour la Perse ce que l’on s’efforce si activement de faire pour la Turquie.

L’auteur du Testament politique a raison de dire que, dans la prochaine guerre d’Orient, c’est par le Caucase et l’Asie-Mineure que la Russie attaquera les Turcs. Si les armées d’Occident viennent encore pour l’arrêter, leur tâche sera beaucoup plus difficile que n’a été la guerre de Crimée, parce que la marche des armées à travers l’Asie est fort pénible, et que la Russie aura à cette époque des chemins de fer qu’elle ne possédait pas il y a douze ou quinze ans. Si en outre elle avait la Perse pour alliée, on ne voit pas comment ses mouvemens en Asie pourraient être retardés ou empêchés. Il se produirait donc alors un effondrement général de l’empire, et l’autorité religieuse passerait dans le monde musulman au vice-roi d’Égypte, successeur, lui aussi, du prophète : la société qui porte le nom d’islam ne serait pas pour cela détruite, non plus que par la chute du pape la société chrétienne. Il n’y aurait de supprimé que l’empire des Ottomans et la suprématie temporelle et spirituelle du sultan ; mais comme les contrées régies par le grand-seigneur passeraient avec la Perse sous la domination des tsars, et qu’il faut à tout prix éviter au monde un pareil résultat, il ne semble pas y avoir d’autre règle de conduite à suivre que de démontrer à la Perse ses vrais intérêts et de la précipiter dans le mouvement civilisateur de l’Occident. Nous avons, dans un précédent travail, signalé comme une des futures voies du grand commerce du monde le fameux chemin de fer de l’Euphrate, étudié il y a déjà longtemps, puis abandonné, et enfin repris sérieusement[1]. S’il arrive à être exécuté, et que l’on puisse aller de Bassora à Constantinople avec une vitesse de 12 ou 15 lieues à l’heure, la Perse sera entraînée dans ce mouvement, elle se convaincra que ses intérêts sont étroitement unis à ceux du sultan, et les millions de marchandises qui vont aujourd’hui par Trébizonde, Poti, Tiflis et la Russie, prendront leur route directe par Constantinople. Le gouvernement du sultan paraît frappé de cette idée, et c’est pour lui donner suite qu’un des pachas les plus intelligens de l’empire a été envoyé tout récemment sur les rives de l’Euphrate pour étudier la question.

  1. Voyez dans la Revue du 15 mai, la Grèce en 1869.