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musulmans. Avant l’année 1453, époque où ils ont pris cette ville, ils avaient par degrés occupé le pays environnant, et ils la tenaient comme cernée à la pointe du continent européen. Toute la différence est que les musulmans avançaient par la force des armes et que ceux qui prétendent aujourd’hui les remplacer emploient de préférence des forces morales, invisibles et insaisissables. C’est aux Grecs et aux Turcs de s’entendre pour lutter contre une invasion qui semble au premier abord irrésistible ; je m’en rapporterais volontiers aux Grecs pour l’arrêter, si le sultan les y aidait ou seulement voulait bien les laisser faire.

On a de même observé avec justesse que l’action de la Russie s’exerce fortement et constamment du côté de la Perse au préjudice de la Turquie. Depuis que le tsar est maître des défilés du Caucase, il peut entrer par cette voie en Asie lorsque le moment lui semblera opportun. Un chemin de fer projeté de Moscou à Tiflis le mène à peu de distance d’Erzéroum, d’où une belle route conduit à Trébizonde d’une part, et de l’autre à Téhéran. Par là, le tsar commande à la Perse et la tient dès aujourd’hui sous sa main ; s’il y envoyait un corps d’armée avec l’assentiment du shah, il serait le maître réel de tout le pays qui s’étend jusqu’au Golfe-Persique, et de là il menacerait l’Asie-Mineure et Constantinople, en même temps qu’il séparerait le commandeur des croyans de tous les peuples qui vers l’Orient reconnaissent sa suprématie religieuse. On peut juger de la perturbation qu’un tel état de choses causerait en Europe, quand on sait que sur la seule route de Téhéran à Trébizonde il passe annuellement pour plus de 140 millions de francs de marchandises, dont la moitié sont de provenance anglaise.

Pour le moment, la Perse est en paix avec la Turquie ; mais outre l’ascendant commercial, politique et militaire que la Russie peut exercer sur le gouvernement du shah, elle peut encore, — et elle le fait, dit-on, — profiter de la division religieuse de l’Asie centrale. Les chiites dominent en Perse, et, comme sectateurs d’Ali, sont par religion en état d’hostilité avec les sunnites, sectateurs d’Abou-bekr, qui dominent dans l’empire ottoman. Il résulte de cette scission, presque aussi ancienne que l’islam, que des étrangers habiles et rusés peuvent exploiter à leur profit une de ces haines fraternelles plus implacables que les haines entre étrangers. Il est sûr cependant que l’intérêt véritable du shah n’est pas de faire la guerre au sultan, car, s’il était lancé contre lui par la Russie, celle-ci entrerait en Perse sous prétexte de soutenir son allié, et, une fois entrée, n’en sortirait plus. Ainsi la Perse se trouverait absorbée la première par la puissance moscovite, et le shah deviendrait comme un vassal du tsar. Au contraire, n’ayant rien à craindre du sultan, il peut