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comme les maisons elles-mêmes, dont les parois, faites de paille, de terre et de bouse de vache, exhalent une odeur nauséabonde. Les buffles triomphent et se reposent ; couchés dans la fange, ils regardent passer les bœufs chargés de riz ; à chacun ses jours de peine : les uns creusent les sillons, les autres apportent au village la moisson battue sur place.

Les montagnes grandissent, et de vastes forêts de pins les recouvrent. Cette parure naturelle change complètement l’aspect du pays, qui devient l’un des plus beaux du monde. Des torrens écument dans des gorges, voilés par un rideau de grands arbres ; quelquefois, sur une cime, un champ de sarrasin resplendissant au soleil nous donne l’illusion des neiges éternelles ; la forte senteur des pins nous enivre. Oubliant les fatigues d’une ascension pénible, impatiens de voir trembler dans les vapeurs de l’horizon les sommets qui nous dominent, nous voudrions monter, monter toujours, et voir enfin le Céleste-Empire à nos pieds. Nous y touchions ; les preuves matérielles venaient à chaque pas confirmer nos pressentimens : tombeaux sur le bord de la route pieusement entretenus, autels en pierre, inscriptions en caractères chinois, et jusqu’à un poste de soldats portant la queue avec cette physionomie martiale ; si souvent décrite. Enfin, dans l’après-midi du 18 octobre 1867, cinq mois après notre départ de Luang-Praban, seize mois après avoir quitté Saigon, au sortir d’un col élevé, une grande plaine se développe à nos yeux, et à son extrémité s’étage sur une colline une ville véritable avec ses pignons blancs, ses murs rouges, ses toits en briques ! Nous allions fouler le sol qui porte un des peuples les plus antiques et les moins connus du monde ; tous les cœurs battaient d’émotion, tous les yeux étaient humides de larmes, et si j’avais dû mourir pendant le voyage, j’aurais voulu expirer là, comme Moïse sur le mont Nébo, embrassant de son dernier regard la terre de Chanaan.


L.-M. DE CARNE.