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Ce discours, qui ne manquait pas d’habileté, fut rapporté aux gouvernans, et produisit sur eux une impression profonde. Le grand-conseil ou séna, qui dans les royaumes tributaires de la Birmanie, comme à Luang-Praban, assiste le souverain, s’assembla sans retard ; le roi conféra une partie de la nuit avec le mandarin chinois qui, de concert avec un envoyé birman, surveille les affaires du pays, et ce fonctionnaire se décida sur-le-champ à partir pour Muong-La, première ville chinoise du Yunan. On écrivit en même temps au gouverneur de Muong-Long que nous devions rester chez lui, en l’informant toutefois que, si nous paraissions nous fâcher, il était autorisé à nous laisser partir. Voilà l’explication de ce qui nous paraissait si ambigu. Quant aux prétendues interdictions envoyées à notre adresse par le gouvernement chinois, nous avons su plus tard l’origine de ces rameurs. Le provicaire de la mission catholique du Yunan et le vice-roi de cette province, en apprenant notre arrivée aux frontières, mus par un sentiment très sincère de sympathique intérêt, nous avaient écrit tous les deux, chacun dans sa langue, pour nous peindre l’état du pays, les dangers de la route, et nous dissuader de continuer notre voyage. Bien que Sien-Hong soit tributaire de la Chine, on y lit fort mal les caractères chinois, et la lettre du vice-roi du Yunan, incomprise et faussement interprétée, fut considérée comme une interdiction du territoire. Quant à la lettre du missionnaire, personne n’ayant pu la déchiffrer, on jugea prudent de ne nous en point parler, et nous n’en avons connu qu’indirectement l’existence. Éloignés d’une ville entièrement chinoise par quelques jours de marche à peine, pouvant compter déjà au moins sur l’effet moral des passeports signés par le prince Kong, il importait de nous montrer confians autant que résolus. Éviter la violence dans les actes et dans les paroles, n’articuler nettement aucune menace définie, mais susciter dans l’esprit toujours timoré de mandarins que la responsabilité effraie des inquiétudes d’autant plus efficaces qu’elles sont plus vagues, c’est une méthode qui nous avait souvent réussi, et dont l’application n’avait jamais été plus opportune. M. de Lagrée y recourut. Lorsqu’un mandarin vint officiellement s’enquérir auprès de lui de ses intentions, il se montra blessé des retards que nous avions subis déjà par le fait du roi de Sien-Hong, n’exprima aucun désir de voir sa majesté, demanda seulement qu’on le laissât partir sans délai pour Muong-La, ou bien qu’on lui remît une défense écrite et motivée dont il userait comme cela lui paraîtrait à propos. Cette conversation jeta les conseillers de la couronne dans une perplexité visible et fort amusante pour nous. Ils se décidèrent à nous faire des avances, nous invitèrent à paraître devant le séna, dans le sala où se traitaient les affaires,