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passâmes chez le mandarin birman. Cet homme, vivante image de la bêtise solennelle, se recueillait pour parler, lançait quelques mots en clignant des yeux et prenait des airs profonds. Par bonheur, sa femme lui servait d’interprète, et celle-ci sut nous faire oublier par son naturel et sa grâce la majesté fatigante de son époux. Enfin, pour terminer, nous nous rendîmes chez le roi. Le palais est situé sur un mamelon d’où la vue embrasse un vaste horizon de montagnes. Bien qu’il soit encore construit en bois et couvert en chaume, il prouve un véritable progrès en architecture. La menuiserie est soignée, les cloisons sont bien jointes ; il y a d’ailleurs près du palais un établissement de scieurs de long, profession absolument ignorée dans le Laos méridional. — La foule des mandarins, dans une attitude respectueuse, encombre la salle où l’on nous introduit. Le jour pénètre à peine dans cette pièce spacieuse, dont le toit est soutenu par de magnifiques colonnes. Dans l’un des angles de la salle, sous un dais bien découpé, le roi est mollement assis sur des coussins de soie brodés d’or. Il est coiffé d’un turban élégamment drapé par quelques mains de femmes, et dont les amples replis enveloppent entièrement la tête en cachant la chevelure. Son costume se compose d’une veste et d’une culotte de satin vert sur lesquels des ornemens d’or jettent des reflets fauves. Il porte, passés dans le lobe inférieur des oreilles, de gros cylindres en or rehaussés de diamans à l’une de leurs extrémités et d’émeraudes à l’autre. C’était un présent du roi d’Ava. Notre hôte paraissait avoir tout disposé pour l’effet ; ses poses étaient gracieuses, mais étudiées. Une étroite fenêtre ménagée près du trône laissait passer assez de rayons de soleil pour faire chatoyer les habits du prince comme le corselet d’une libellule. Tous les vases précieux du palais étaient groupés près de leur maître, et l’on porta devant chacun de nous une grande boîte en argent repoussé où étaient contenus tous les élémens de la chique de bétel. L’usage de chiquer existe encore ici, quoique moins répandu que dans le Laos inférieur. L’aréquier devenant plus rare, il faut être plus riche pour en mâcher les noix. Le roi de Muong-You a la peau blanche, une figure intelligente, ouverte, avenante ; il ne se lassait pas de nous interroger, et chacune de nos paroles semblait ouvrir devant lui un monde nouveau plein de fantastiques perspectives. J’ai compris moi-même, en le voyant, ce que pouvait être un prince oriental, et les séduisantes figures qui flottaient dans ma mémoire comme des créations imaginaires ont pris un corps à mes yeux. Malheureusement le vrai luxe côtoyait le faux dans ce palais, et j’ai vu avec regret des bouteilles vides de pale ale décorer les colonnes de la salle d’audience. Ce vulgaire produit de l’industrie européenne provoque chez le roi du Muong-You le même