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laisser couler notre sang jusqu’à la halte du soir, où chacun pansait ses blessures. Lorsque nous étions contraints de passer la nuit dans la forêt, nous évitions d’établir notre camp dans les grandes herbes, où les sangsues sont plus nombreuses encore. Sur les lieux élevés, on est moins exposé à servir de pâture à ces vers hideux qui, semblables aux revenans des pays slaves, sortent de leurs tombeaux sur l’heure de minuit pour boire sans les réveiller le sang de leurs victimes. C’est ainsi qu’il nous est arrivé d’étendre nos couvertures sur une étroite plage de sable élevée d’un pied au-dessus du Mékong et de poser, avant de nous endormir, un factionnaire chargé de surveiller le fleuve, dont une crue subite nous aurait emportés. Alors, à défaut de sangsues, les moustiques faisaient rage, et surtout ces impalpables moucherons de forêts contre lesquels aucun moustiquaire ne protège, et dont la morsure est de feu.

Nous apercevons enfin les cinq cases misérables et délabrées qui composent le triste village de Sop-Yong ; elles sont séparées de nous par le Nam-Yong, jolie rivière que nous traversons, à son embouchure dans le Mékong, au moyen d’une barque faite de trois planches mal assemblées ; les indigènes se servent si peu du fleuve, qu’ils ont presque perdu l’art de construire les pirogues.

Nous prenons comme à l’ordinaire possession de la pagode, munie de son petit autel, mais dépourvue de bonzes. Ceux-ci, que n’inspire plus l’esprit du maître, ne s’établissent guère chez les pauvres. S’ils tiennent encore la vie pour le mal suprême, ils n’en méprisent plus les jouissances. Les femmes n’en viennent pas moins porter au dieu leurs très modestes offrandes. Un de nos Annamites, libre penseur comme tous ceux de sa race, a établi son lit aux pieds mêmes de la statue de Bouddha, et s’arrange le matin de façon à distraire les âmes pieuses de leurs méditations. Je ne puis me lasser d’admirer la tolérance de ces excellens bouddhistes. Nous nous efforçons d’ailleurs de ne jamais les blesser ; nous respectons toujours, même dans les cas les plus pressans, le préau de la pagode, et nous n’enlevons la vie à aucun animal dans l’enceinte sacrée. Les exigences des bonzes ne vont pas au-delà, et ils consentent fort bien eux-mêmes à manger de la chair en dépit de la métempsycose.

La pluie ne cesse pas, le fleuve grandit à vue d’œil ; il s’est élevé de 3 mètres pendant notre court séjour à Sop-Yong. A chaque instant un morceau de la berge s’écroule avec un bruit sourd comme celui d’une détonation souterraine. Les malades restés à Siam-Léap nous rejoignent enfin. Les yeux caves et les lèvres blêmes, ils ont l’aspect de cadavres ambulans. Ceux d’entre nous qui étaient encore valides se hâtèrent d’abandonner le village de Sop-Yong pour