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au Laos comme dans certains lieux reculés de l’Europe, où les voyageurs trouvent encore le repos dans les cloîtres et où le couvent tient lieu d’hôtellerie. Sans vouloir en rien rapprocher par une comparaison déplacée la religion qui a constitué notre grandeur morale de celle qui a produit l’abaissement des races asiatiques, n’est-il pas permis de signaler dans cette hospitalité monacale l’un des premiers effets de la loi de charité que le bouddhisme enseigna plus de six cents ans avant l’ère chrétienne, loi imparfaite sans doute, mais qui ouvrit aux voyageurs fatigués les temples de l’Indo-Chine, comme elle devait leur ouvrir un jour les cellules du mont Saint-Bernard ?

Nous avions reçu de Muong-You un avis favorable ; mais, une fois la fête passée, le chef du village, n’ayant plus de motif pour se débarrasser de nous, témoigna la plus mauvaise volonté. Consacrant ses journées à fumer l’opium et indifférent à tout, il recevait fort mal l’interprète chargé de négocier notre départ, car c’était un trop petit personnage pour que M. de Lagrée pût entrer en pourparlers directs avec lui. Les jours s’écoulaient, la pluie tombait à torrens, et cet impertinent nous notifia que, le fleuve ayant atteint déjà un niveau auquel, l’année précédente, il n’était arrivé que deux mois plus tard, toutes les routes avaient disparu sous les eaux, et que notre départ était dès lors impossible. Il nous conseillait, avec une pointe de satisfaction ironique, d’attendre jusqu’au douzième mois ; or nous n’étions encore qu’au huitième. Rester bloqués pendant quatre mois à Siam-Léap ! cette perspective nous consternait. — Un petit mandarin touché de pitié, et peut-être le désir d’une bonne affaire aussi Je tentant, nous révéla qu’une route demeurait libre à travers les montagnes, route affreuse, il est vrai, mais rigoureusement praticable, a Encore trois jours de pluie, nous disait-il, et elle cesserait de l’être pour les hommes chargés de vos bagages, car les animaux n’y pouvaient passer. » Il nous offrait d’organiser notre départ pour le lendemain, et nous demandait 300 francs pour nos porteurs. Il y avait urgence, l’hésitation n’était pas possible, et M. de Lagrée accepta. Pendant ce séjour à Siam-Léap, les maladies s’étaient abattues sur nos compagnons comme des vautours sur une proie. Laissant derrière nous, étendus sur les nattes de la pagode, deux officiers et trois hommes de notre escorte hors d’état de se soutenir, nous partîmes, le cœur serré, en emportant leurs bagages et leurs armes ; de sa personne, un homme peut toujours passer partout.

Nous suivîmes nos guides en pleine forêt, car le chemin n’était plus même tracé, et ceux-ci nous conduisirent le long du Mékong, que je n’avais pas vu depuis plus d’un mois, bien que nous eussions