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soie rayé jaune et noir, comme une salamandre ; un ample peignoir en calicot blanc lui tombait plus bas que les genoux, laissant à peine voir ses maigres mollets, tatoués uniformément ; sa tête était ceinte d’un turban en soie verte. Il était vieux, cassé ; c’est à peine si ses paupières proéminentes laissaient distinguer ses yeux sans regard ; il apportait une réponse favorable du roi. Cette simple demande en autorisation de passer avait donné lieu à une délibération qui avait occupé pendant quatre jours le conseil de Sien-Tong. À ce conseil assistait, nous dit-on, le mandarin birman envoyé d’Ava pour surveiller le roi, conformément à la pratique que nous avons vu également imposée par la cour de Bangkok à quelques gouverneurs de province.

Ainsi nous apprenions à la fois que l’autorité est partagée dans les pays laotiens tributaires d’Ava entre un souverain indigène et un mandarin birman, et que ces deux dépositaires du pouvoir s’étaient, après de longs débats, mis d’accord pour nous laisser passer. C’était là du moins le sens que nous paraissaient contenir et les phrases obscures du message et le récit verbeux du messager. Nous nous préparâmes à partir sur-le-champ ; mais on perdit à réunir et à charger les bœufs deux heures entières, pendant lesquelles la pluie changea en torrent un ruisseau que nous avions à franchir. Il fallut épier le moment où ce cours d’eau redeviendrait guéable, ce qui n’eut lieu que le lendemain. C’est avec des jambes fléchissant sous moi et comme enivré par l’effet de deux grammes de quinine que je me mis en route avec mes compagnons. Un officier atteint d’ulcères aux pieds était porté dans un hamac par nos Annamites, car les Laotiens avaient refusé de se charger de ce fardeau. Les maladies leur inspirent une superstitieuse terreur ; aux approches des villages, les habitans s’efforçaient par des cris et des gestes expressifs de faire prendre au hamac un sentier détourné. Des bœufs et des hommes portent nos bagages, mais ils en mesurent le poids à leur convenance et point à la nôtre. Multiplier les bêtes et les porteurs est impossible dans l’état de la caisse, qui reçoit à chaque station de rudes atteintes. Les indigènes n’en font plus qu’à leur tête, notre prestige s’est évanoui, et nos menaces ne les effraient pas. Un acte de violence, si motivé qu’il pût être, ne serait pas sans péril. Nous étions dans un pays peuplé de gens beaucoup plus fiers, mais aussi beaucoup plus redoutables que les timides Laotiens du sud, taillables et corvéables à volonté. Ce sentiment de la dignité humaine, que nous étions heureux de retrouver, nous consolait un peu quand nous voyions un porteur, cédant à l’envie de se reposer, jeter son fardeau à terre au risque de le briser et accueillir nos remontrances par un rire insolent.