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aisance dans un dialecte nouveau la longue conversation que M. de Lagrée le contraint, depuis notre départ, d’entretenir avec les indigènes pour leur arracher des renseignemens utiles ; mais il n’en est plus ainsi avec les sauvages dont le nombre et l’importance se sont accrus à chacune de nos stations jusqu’à notre entrée en Chine, et qui parlent une langue absolument inintelligible pour lui. Ces derniers vivent groupés en tribus et recherchent les montagnes, où leurs villages présentent une physionomie particulière. La plupart ont, comme les Laotiens, adopté le bouddhisme avec un fort alliage de superstitions hindoues ou locales ; ceux-ci élèvent des pagodes, ceux-là n’ont-point de temples et ne pratiquent aucun culte extérieur. Ils n’ont pas l’air timide des autres autochthones dispersés dans la vallée du Mékong ; ils marchent le front haut au milieu des Laos-Lus[1], et c’est parce que leurs goûts les y portent, non parce que la force les y contraint, qu’ils se cantonnent sur les hauteurs. Ils semblent consentir à partager leur sol plutôt que subir des maîtres. Ils sont remarquables par leurs types accentués, la blancheur relative de leur peau et leurs costumes pittoresques, dont nous avons pu constater l’infinie variété. Il me suffira d’esquisser en passant les plus originaux.

A Muong-Line et à la station suivante, nous avons reçu la visite de femmes sauvages portant sur la tête des demi-cercles en paille de diverses couleurs, entremêlés d’ornemens de verre et d’argent, qui leur composaient à partir du front une sorte de longue capote comme jadis on en portait en France. Le fond est figuré par un vaste peigne rond recouvert d’étoffe. Des pendeloques en perles de verre ou en argent soufflé leur tombaient sur les épaules, des ornemens de même nature décoraient leur cou et leur poitrine, leurs bras étaient chargés de bracelets. Elles ne pouvaient faire un mouvement sans que tout cela ne produisît un étrange cliquetis. Leur veste courte était de couleur sombre, ainsi que leur jupe plissée, arrêtée au-dessus du genou. Le mollet, développé par les courses dans les montagnes, était emprisonné dans des guêtres en coton bleu foncé. Il faut ajouter, pour compléter la description de ce costume bizarre, un petit manteau en feuilles sur les épaules et à la bouche une pipe en bois. Le costume des hommes de la même tribu

  1. Les habitans de la partie septentrionale du Laos reçoivent plusieurs dénominations différentes ; on les appelle indistinctement Lus, Thaï ou Shans. Dans certaines parties de cette vaste région, ils se donnent eux-mêmes d’autres appellations, comme nous le verrons par exemple à Sien-Tong. A côté d’eux, les sauvages sont groupés en tribus qui portent également diverses désignations. En ce qui concerne ces derniers, les noms sont-ils aussi sans importance, ou bien l’ethnographie devra-t-elle tenir compte de cet élément ? Cela parait probable, bien que rien ne me permette de l’affirmer.