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daient quelque nouvelle révolution ou quelque amnistie, la mère-patrie continuait à broyer les redoutables problèmes qui avaient amené leur exil sans une ombre de progrès.

Une grosse erreur de philosophie historique contribuait au moins autant que le goût particulier de la France pour les théories à fausser le jugement national sur cette grave question des formes du gouvernement, c’était justement l’exemple de l’Amérique. L’école républicaine citait toujours cet exemple comme bon et facile à suivre. Rien de plus superficiel. Que des colonies habituées à se gouverner d’une façon indépendante rompent le lien qui les unit à la mère-patrie, que, ce lien rompu, elles se passent de royauté et pourvoient à leur sûreté par un pacte fédératif, il n’y a rien en cela que de naturel. Cette façon de se séparer du tronc comme une bouture portant en elle son germe de vie est le principe éternel de la colonisation, principe qui est une des conditions du progrès de l’humanité, de la race aryenne en particulier. La Virginie, la Caroline, étaient des républiques avant la guerre de l’indépendance. Cette guerre ne changea rien à la constitution intérieure des états; elle coupa seulement la corde, devenue gênante, qui les liait à l’Europe, et y substitua un lien fédéral. Ce ne fut pas là une œuvre révolutionnaire; une conception du droit éminemment conservatrice, un esprit aristocratique et juridique de liberté provinciale était au fond de ce grand mouvement. De même, quand le Canada et l’Australie verront se rompre le lien léger qui les rattache à l’Angleterre, ces pays, habitués à se gouverner eux-mêmes, continueront leur vie propre, sans presque s’apercevoir du changement. Si la France avait entrepris sérieusement la colonisation de l’Algérie, l’Algérie aurait chance d’être une république avant la France. Les colonies, formées de personnes qui ne se trouvent pas à l’aise dans leur pays natal et qui cherchent plus de liberté qu’elles n’en ont chez elles, sont toujours plus près de la république que la mère-patrie, liée par ses vieilles habitudes et ses vieux préjugés.

Ainsi continua de vivre en France un parti qui ne permet pas à la royauté constitutionnelle de se développer, le parti républicain radical. La situation de la France ne fut nullement celle de l’Angleterre; à côté de la droite, de la gauche et du centre, il y eut un parti irréconciliable, négation totale du gouvernement existant, un parti qui ne dit pas au gouvernement : « Faites telle chose, et nous sommes à vous; » mais : « Quoi que vous fassiez, nous serons contre vous. » La république est en un sens le terme de toute société humaine, mais on conçoit deux manières bien différentes d’y venir. Établir la république de haute lutte, en détruisant tous les obstacles, est le rêve des esprits ardens. Il est une autre voie plus douce et