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scorbutiques, sur lesquels il en est mort 964, et 19,303 typhiques, sur lesquels il en est mort 10,278. A la même époque, l’armée anglaise, évaluée au tiers de la nôtre, avait 209 scorbutiques et 31 typhiques, sur lesquels il en est mort 17[1]. D’où vient cette énorme différence ? Nos paysans sobres, endurcis, habitués aux privations, sont plus résistans que le soldat anglais. — C’est que le scorbut est une altération, un appauvrissement du sang, qui tient à la mauvaise nourriture et à la misère. C’est que le typhus est, sinon engendré, au moins entretenu et propagé par l’infection qui suit l’encombrement. Avec des précautions et des soins, on pouvait prévenir ou arrêter dès le début ces terribles épidémies et conserver à la France un grand nombre de ses enfans.

Eh quoi ! dira-t-on, n’avons-nous pas des médecins ? Oui, sans doute, nous en avons qui ne le cèdent à personne pour la science ni pour le dévoûment. Les noms de Scrive et de Baudens soutiennent aisément la comparaison avec ceux des meilleurs médecins militaires de l’Angleterre et des États-Unis. M. Larrey fils, le médecin en chef de l’armée d’Italie, n’est pas indigne de son glorieux père. Quant au dévoûment il suffira de dire qu’en Crimée, tandis que l’armée anglaise n’a pas perdu un seul médecin, l’armée française, sur un effectif de 450 médecins, en a perdu 82 ; 58 sont morts du typhus au lit de leurs malades, les autres ont succombé à la suite de leurs blessures, ou ont été emportés par le choléra et la dyssenterie ; proportionnellement il est mort deux fois plus de médecins que de soldats. Sans être accusé de chauvinisme, on peut dire qu’en Crimée nos médecins se sont conduits comme des héros, héros d’autant plus admirables qu’ils ne peuvent même pas compter sur la gloire pour prix de leur dévoûment. L’histoire ne s’occupe guère de ces martyrs de la charité.

Mais le nombre de nos médecins est d’une insuffisance déplorable. En Crimée, avec un effectif qui n’était que le tiers du nôtre, les Anglais avaient autant de médecins que nous. L’usage anglais et américain, c’est qu’un médecin d’hôpital ne doit pas avoir plus de 100 malades à visiter ; à Constantinople, les nôtres avaient à soigner chacun plus de 300 fiévreux ou blessés, presque tous gravement atteints. C’est demander aux forces humaines plus qu’elles ne peuvent donner. En campagne, c’est bien pis encore. La guerre était à peine commencée en Italie, que déjà de toutes parts les médecins manquaient. A Magenta, chaque médecin d’ambulance avait en moyenne 175 hommes à soigner, à Solferino 500, ce qui, en supposant qu’un chirurgien soit capable de travailler vingt heures de suite, donne trois minutes par blessé. Étonnez-vous après cela si

  1. Chenu, Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. XCIV.