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militaire. Nos rivaux grandissent en nombre, et, dans un temps où les peuples se ruent les uns sur les autres, le nombre est un élément de force et de succès. Le seul intérêt de sa grandeur et de son salut devrait donc pousser la France à ne pas prodiguer le sang de ses soldats.

Ce changement dans la constitution des armées explique comment aujourd’hui l’opinion s’occupe non-seulement des soldats qui tombent sur le champ de bataille, mais encore des blessés et des malades qui encombrent les hôpitaux. On a besoin de connaître exactement le nombre et le caractère des blessures, la nature des maladies ; on veut s’assurer que les soins n’ont pas manqué à ceux qui se dévouent pour la patrie : nobles inquiétudes que n’avaient point nos pères, et qui sont l’honneur de notre civilisation !

C’est à ce sentiment général que répondent les deux publications du docteur Chenu, publications qui font le plus grand honneur non-seulement à l’auteur, mais au gouvernement qui les a encouragées et facilitées. On a quelquefois accusé le gouvernement de suivre les erremens de l’ancien régime et de cacher au pays ce qu’il avait intérêt à savoir. Cette fois on ne lui fera pas un pareil reproche. Toutes les pièces ont été remises au docteur Chenu ; il suffira de dire que pour la seule guerre de Crimée 18 sous-officiers, employés pendant dix mois, ont dressé 1,150,000 fiches ou bulletins disposés par ordre alphabétique, qui ont permis d’établir pour chaque blessé ou malade le nom, les prénoms, l’âge, le lieu de naissance, le grade, l’arme, la date de la blessure ou de la maladie, l’ambulance ou l’hôpital sur lequel le sujet a été dirigé, les opérations pratiquées, les circonstances principales et le dénoûment de la maladie, évacuation ou sortie, mort ou guérison. Il a fallu trois années d’un labeur assidu pour mettre en ordre ces matériaux et en tirer la leçon qu’ils renferment. Aussi est-il naturel qu’en 1866 l’Académie des Sciences, décernant le prix de statistique au Rapport sur la campagne de Crimée, se soit félicitée de couronner un si grand et si beau travail. La Statistique médico-chirurgicale de la campagne d*Italie, statistique entreprise à la demande du Conseil de santé des armées, n’est pas une œuvre moins complète. Pour la première fois, on a dit toute la vérité à la France sur la condition et le traitement de ses soldats. C’est au pays maintenant à faire son devoir.

Ce devoir est considérable, car ces statistiques impitoyables nous apportent une révélation douloureuse. Avec un courage civique qu’on ne saurait trop louer, M. Chenu a déchiré tous les voiles ; notre amour-propre national ne peut plus se bercer de ses illusions ordinaires. S’il est vrai que le soldat français n’a pas son pareil sur un champ de bataille, il ne l’est pas que l’administration de notre armée soit un objet d’envie pour nos rivaux. Ni en paix ni en guerre,