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montrer pacifiques. À braver le sentiment public, ils risqueraient leurs couronnes. Un avenir assuré est la première condition du travail, et dans notre siècle le travail est le plus grand des intérêts politiques. De là ces projets de fédération, ces États-Unis d’Europe que demandent les esprits ardens, minorité aujourd’hui, majorité demain. De là cet éloge de la république, présentée à l’opinion comme garantie de la paix universelle, quoiqu’à vrai dire on ne voie pas dans l’histoire que les peuples aient été plus sages ou moins égoïstes que les rois.

Ce n’est pas seulement un désir légitime, un besoin impérieux qui pousse les peuples à vouloir la paix ; les faits démontrent que la guerre est tout ensemble le plus cruel des fléaux et souvent la plus désastreuse des folies. Trop longtemps l’histoire indifférente n’a vu dans les récits de batailles qu’un moyen d’amuser la curiosité des lecteurs. Aujourd’hui on raisonne la guerre, on veut savoir ce qu’elle coûte en hommes et en argent. Les peuples n’ignorent pas qu’ils paient de leur sueur et de leur sang toutes ces belles tragédies ; ils exigent des comptes qu’on ne peut plus leur refuser. Ces comptes sont effrayans. Déclamer contre les cruautés et les malheurs de la guerre, c’est aujourd’hui peine inutile ; il n’y a point d’éloquence qui ne pâlisse auprès des chiffres, — témoins incorruptibles qu’on ne peut accuser ni de mensonge ni d’erreur. — Qu’ils nous disent les pertes que l’Europe a subies depuis que l’imprudence et l’ambition ont tiré la guerre du tombeau où nos pères l’avaient scellée en 1815, heureux de penser que, s’ils avaient chèrement payé leur expérience, du moins elle profiterait à leurs enfans.

Un jeune publiciste qui n’a rien négligé pour découvrir la vérité, M. Paul Leroy-Beaulieu, calcule que, de 1853 à 1866, c’est-à-dire de l’expédition de Crimée à la bataille de Sadowa, les dépenses de guerre chez les peuples soi-disant chrétiens ont monté à près de 48 milliards de francs[1]. Il est vrai que dans cette somme monstrueuse la guerre civile des États-Unis, guerre sans exemple dans les annales du monde, figure seule pour 35 milliards. La part de la France est de 3 milliards environ ; c’est à ce prix que nous reviennent les victoires de Crimée, d’Italie, du Mexique, de Chine ou de Cochinchine. Quand on songe à ce qu’on aurait pu construire de chemins de fer, de canaux, de routes et d’écoles avec un pareil budget, il est permis de trouver que 3 milliards c’est beaucoup, même pour des lauriers ; mais, si gros que soit ce chiffre, il est loin de donner la perte totale. Sans parler des ravages et des ruines que

  1. Paul Leroy-Beaulieu, Recherches économiques sur les guerres contemporaines ; Paris 1869, p. 181.