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LA MÉDECINE MILITAIRE.

la guerre en permanence ; les grandes monarchies qui lui succèdent ne sont pas plus pacifiques : le seul titre qu’ambitionnent les rois est celui de conquérant. Protéger les lettres, les arts, l’industrie, c’est pour Louis XIV l’amusement des heures perdues ; sa vraie, sa seule passion, c’est d’envahir et d’écraser ses voisins. Napoléon est resté fidèle à la tradition romaine ; c’est un César égaré dans la société moderne, dont il ne comprend ni les besoins ni les idées. Sur une chance de victoire jouer la vie de 100,000 hommes, le sort de la France et sa propre fortune, voilà pour l’empereur le plus sublime effort de l’esprit humain. Combien dans le monde n’y a-t-il pas encore de gens qui partagent cette illusion sanglante ! combien d’hommes d’état et d’historiens qui sont à genoux devant ce génie de la destruction ! Si demain une guerre éclatait, juste ou injuste, je crois, n’en déplaise aux amis de la paix, qu’après un premier moment d’hésitation la France tout entière s’enlèverait comme un cheval de guerre au son des trompettes, au bruit des tambours.

Et cependant il ne faut pas désespérer qu’un jour les hommes ne deviennent raisonnables. Depuis cinquante ans, il se fait un grand travail dans les esprits. On commence à sentir que la civilisation n’est autre chose que le règne de la paix et de la liberté ; c’est la victoire du droit sur la violence, le triomphe de l’esprit sur la force et le hasard. À mesure que le commerce et l’industrie rapprochent et unissent toutes les nations, sans distinction de gouvernement, de religion ni de langage, les peuples, éclairés par leur intérêt, se défient de cette vieille politique qui trop longtemps a désolé la terre. Autrefois, sous Louis XIV et même sous le premier Napoléon, les communications étaient lentes et difficiles ; ce qu’on appelait le théâtre des événemens était circonscrit en d’étroites limites. En outre les peuples vivaient sur eux-mêmes, l’industrie ne fournissait qu’à la consommation locale ; la masse de la nation ne souffrait donc de la guerre qu’indirectement et par contre-coup. Aujourd’hui la guerre est un incendie qui dévore en peu de temps toutes les ressources du pays et porte au loin le chômage et la misère. Cent mille ouvriers français, anglais, suisses, allemands, ruinés par la disette du coton, victimes des passions qui déchiraient les États-Unis, sont là pour prouver aux plus incrédules qu’aujourd’hui le monde est solidaire. La paix n’est plus seulement le rêve de quelques bonnes âmes qui ont horreur du sang versé ; c’est le cri des populations, qui ne veulent pas mourir de faim. Ce cri, répété dans toute l’Europe par la presse et par la tribune, personne ne peut ni l’étouffer ni le dédaigner. Plus que jamais l’opinion est la reine du monde ; il faut compter avec elle. Il le faut d’autant plus qu’on accuse l’ambition des rois d’amener ces boucheries inutiles. Que ce soit sagesse ou calcul, les princes aujourd’hui sont forcés de se