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contracté l’habitude de venir passer ses hivers dans la capitale pour s’y livrer aux plaisirs de la société et du monde. Le junker ne se rend à Berlin que pour ses affaires, qui sont en général les affaires du pays. L’absentéisme n’est pas une maladie prussienne. Le propriétaire de terres nobles quitte le moins possible sa province ; il n’a le plus souvent ni fermiers, ni métayers ; il cultive lui-même, avec ses journaliers, son domaine, qui embrasse souvent tout le territoire d’une commune ; il connaît son monde, et son monde le connaît ; on le voit à l’œuvre, il administre, il gère, il inspecte, il surveille, il fait la police des familles, il encourage, il punit ; en cas d’accident ou de sinistre, c’est à lui qu’on s’adresse ; son coffre-fort est le fonds de réserve de la commune ; il pourvoit à l’entretien de l’école, il répare à ses frais l’église qui menace ruine ; son métier de propriétaire n’est point une sinécure, et quand il sort de son château, c’est le plus souvent pour aller faire un séjour dans le chef-lieu du cercle ou dans le chef-lieu de la province, où il trouve d’autres affaires à traiter, d’autres devoirs à remplir. Comment s’étonner qu’une aristocratie si laborieuse soit une puissance ?

Son caractère vient en aide à son autorité. On lui reproche l’étroitesse et l’inflexibilité de ses idées, die junkerhafte Bornirtheit, sa raideur gourmée et militaire, ses mépris, sa morgue. Elle a toutes les qualités de ses défauts, et les premières de toutes, la bonne foi, la franchise. « On peut dire tout le mal qu’on voudra des féodaux prussiens, nous disait à Berlin le représentant d’une petite puissance très démocratique. Ils sont tout d’une pièce, entiers dans leurs idées, hérissés de préjugés, raides comme des barres de fer ; mais ils possèdent la plupart une grande qualité, bien rare dans ce siècle de maquignonnage, une parfaite droiture qui me confond. Nous autres démocrates, la vie politique nous a tous plus ou moins gauchis. » Il est facile d’avoir le courage de ses opinions quand on sait clairement ce qu’on veut, et c’est l’avantage qu’ont les conservateurs prussiens sur leurs adversaires. La Gazette de la Croix, qui est peut-être le journal de Prusse le mieux rédigé et le plus spirituellement écrit, n’a jamais recouru aux artifices de la rhétorique et de la casuistique pour rendre ses idées acceptables. Dieu et le roi, le gouvernement providentiel du monde, l’omnipotence d’une royauté de droit divin qui a reçu mission de façonner les peuples à l’obéissance, le mépris absolu des fictions constitutionnelles, la haine de l’égalité, la doctrine nettement avouée que les députés sont de simples locataires et que le propriétaire est libre de les mettre à la porte quand bon lui semble, voilà ce qu’enseigne tous les jours le principal organe du conservatisme prussien. Le parti a bien été quelquefois en délicatesse avec la royauté ; il n’a pas toujours approuvé sa politique étrangère, cette politique de la main libre qui