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de Rome : ils s’étaient avisés que la société est une tyrannie, si elle ne repose sur une transaction volontaire, sur un contrat libre, et leur découverte a renouvelé le monde. Disciples de la Grèce et de Rome, quelle que soit notre admiration pour Platon ou pour César, il y a dans chacun de nous du Germain, un homme des bois qu’effarouchent le cordeau, la toise et le règlement, que le percepteur et le commissaire de police ont quelque peine à apprivoiser, et qui trouve plus facile de se dévouer que de se soumettre, de se donner que d’obéir. On a eu tort de prétendre que le régime parlementaire était sorti des forêts de la Germanie. Un parlement ou un césar, qu’importait aux Cattes et aux Chérusques ? C’étaient deux faces de la servitude, et peut-être s’accommodaient-ils mieux d’un maître qui entend et qui parle que de ce maître muet et sourd qu’on appelle la loi. Il est plus juste de dire que le grand philosophe qui a exposé le premier la théorie de l’état moderne, Spinoza, s’inspirait du génie des Germains quand il déclarait que le meilleur gouvernement est celui qui impose aux individus le moindre sacrifice de leur liberté.

Sur beaucoup de points, les Allemands d’aujourd’hui ne ressemblent plus au portrait qu’a fait Tacite de leurs ancêtres. Ils ont des villes et de fort belles villes, et ils souffrent que leurs maisons se touchent, patiuntitr inter se junctas sedes ; ils connaissent le ciment, le mortier, la tuile ; on ne saurait plus dire que leurs bâtisses sont informes, qu’ils n’accordent rien à la décoration ni à l’agrément. Les Allemands sont des Germains très civilisés, et la civilisation suppose des rapports permanens, des attaches fixes. Que deviendrait-elle, si chacun de nous n’acceptait que des dépendances volontaires, s’il n’existait entre les hommes que des liaisons personnelles et librement consenties, si l’état n’obtenait de nous que ce que nous voulons bien lui donner ? En attendant que se réalise la fameuse anarchie rêvée par Proudhon et qui nous ramènerait dans les bois d’où nous sommes sortis, il nous faut prendre notre parti d’être un peu gouvernés, bien ou mal. En vrais fils des Germains, les Allemands demandent à l’être le moins possible. Il leur déplaît d’être englobés dans ces grands états où le pouvoir est exercé de loin par des bureaux invisibles, de près par des fonctionnaires subalternes et irresponsables qu’on voit trop. La seule autorité à laquelle ils se plient facilement et s’affectionnent, c’est la commune, parce que la commune est un petit monde dont on peut faire le tour, une sphère d’intérêts et de rapports assez restreinte pour que les individus qui la composent n’y soient point absorbés ni annulés ; ils ont le plaisir d’y compter pour quelque chose et de se sentir exister. L’Allemand souffre volontiers le contrôle de magistrats municipaux de son choix ; ils agissent et fonctionnent sous ses yeux ;