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l’esprit, et leur suggère quelques idées nouvelles; mais c’est surtout dans la Croatie méridionale, dans les districts dits Banal et de Karlstadt, que sont sensibles et marqués les traits qui caractérisent la physionomie du Gränzer. Là commence, au sud-est de Karlstadt, ce que l’on appelle la frontière sèche; ce n’est plus un cours d’eau, comme le Danube ou la Save, c’est une ligne toute conventionnelle qui fait la limite de l’Autriche et de la Turquie. Les surprises et les coups de main n’ont cessé que très tard sur cette frontière, plus difficile à définir et à garder; on s’y disputait encore au commencement de ce siècle certains forts, certaines places, comme Zettin, que les Turcs assaillirent en 1809 et 1813. Aussi le territoire des confins a-t-il là non plus seulement de 15 à 20 kilomètres, mais de 5 à 6 myriamètres de largeur : la population soumise au régime militaire y forme donc une masse plus homogène et plus compacte. Les actes de brigandage à main armée et les assassinats, qui étaient très communs dans toute cette contrée, commencent à y devenir plus rares; mais le vol est encore le délit que l’on a le plus souvent à punir. Les ancêtres des Gränzer vivaient surtout de butin, et de pareilles habitudes ne s’effacent pas en un jour. Voici un moyen que l’on a souvent employé avec quelque succès pour débarrasser un canton d’une famille dont tous les membres tenaient plus ou moins du bandit. Déjà quelques-uns avaient été punis de mort, d’autres avaient été mis en prison ou bâtonnés; de nouveaux crimes revenaient bientôt effrayer le pays. Pour bien faire, il eût fallu fusiller tous les hommes de la maison, car ceux que l’on avait épargnés ne valaient pas mieux que les autres; mais c’eût été sacrifier bien des soldats. L’autorité se contentait donc de transporter la famille tout entière sur un autre point de la frontière, où on lui assignait une maison et des terres. Là, pensait-on, dépaysée, inconnue, il lui serait plus facile de changer d’habitudes; elle serait éloignée de ceux qui avaient pu lui servir de complices, et son passé ne pèserait plus sur elle; sans y songer, elle subirait l’influence d’un nouveau et meilleur milieu.

L’ignorance, la superstition, la grossièreté, on pourrait presque dire la sauvagerie qui ont ainsi persisté, surtout chez ces régimens groupés le long de la frontière sèche, voilà ce qui a valu aux Croates en Italie, en Hongrie, dans toute l’Europe, cette réputation qui désole les habitans d’Agram et de toute la Croatie civile. On s’explique que ces troupes des frontières, composées d’élémens plus étrangers à toute civilisation et à toute réflexion que ceux qui entraient dans l’armée de ligne, aient laissé partout un sinistre souvenir. Voici ce que racontait lui-même un officier de l’armée des confins à M. Valério, artiste français qui a parcouru toute cette contrée et qui en a rapporté une belle collection de types et de costumes.