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a besoin pour réussir ? N’est-ce pas la combinaison où se rencontre l’alternative d’un gain illimité et d’une perte réduite ? Dans un temps où l’esprit d’aventure a perdu en intensité et gagné en étendue, où il n’est presque aucun homme qui ne veuille faire dans sa vie une part au hasard et presque aucun qui consente à s’abandonner tout entier à lui, la conception la plus séduisante est celle qui môle dans les proportions les plus ingénieuses l’élément aléatoire avec la sécurité du placement.

Telles sont les raisons qui font de la société anonyme l’instrument le plus usuel de notre temps, le ressort principal de nos progrès et l’agent le plus efficace de notre civilisation. On était loin d’entrevoir ce développement lorsqu’on réglementa au commencement du siècle en France et ailleurs les sociétés par.actions. L’on avait conservé le souvenir de ces compagnies géantes qui avaient passionné les esprits dans les deux derniers siècles, inquiété les gouvernemens et accumulé les ruines. Les compagnies des Indes anglaise et hollandaise, la banque de Law, restaient comme les types achevés de cette sorte d’association commerciale. On s’était accoutumé à regarder la constitution d’une société anonyme comme un privilège que le gouvernement seul pouvait octroyer, et qui engageait dans une large mesure sa responsabilité. On avait encore, au point de vue politique, une jalousie traditionnelle pour ces grands corps collectifs qui semblaient constituer, selon la vieille formule, un état dans l’état. Enfin, après avoir émancipé l’individu, on craignait de le laisser tomber dans d’autres chaînes, si on permettait la création de nombreuses compagnies où quelques hommes disposent de l’épargne du plus grand nombre. Les dénominations de féodalité nouvelle et de hauts barons de la finance n’avaient pas encore été inventées, mais il semble que les législateurs du commencement de ce siècle aient vaguement partagé d’avance les ressentimens et les craintes que ces noms expriment. Ce sont des préventions de ce genre qui dictaient aux rédacteurs de notre code de commerce un ensemble de restrictions dont un grand nombre n’ont pas encore disparu de nos lois.

Les jurisconsultes et les hommes d’état d’alors se faisaient d’ailleurs des sociétés par actions une conception théorique qui devait naturellement conduire en pratique à la réglementation la plus étroite. Ces sociétés constituent en droit des personnes morales, c’est-à-dire des êtres doués d’une existence purement légale. Or c’était une idée généralement admise que les personnes morales ne peuvent naître que par l’acte même de l’état ou tout au moins avec son assentiment ; il n’appartenait qu’au gouvernement, croyait-on, de donner l’investiture à ces êtres collectif, distincts des individus qui les composent et soumis à des conditions particulières de