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poste, et, pour passer le temps, on y boit à pleins verres l’eau-de-vie de prunes, le slibovitz, cher à tous les gosiers slaves.

Pour tous ceux qui ont vécu quelque temps au milieu des Gränzer, ce qui les caractérise surtout, c’est leur indolente apathie, c’est une certaine paresse insouciante et bornée. Pour qui s’épuiseraient-ils à travailler ? Avec le régime de la communauté, leurs femmes et leurs enfans sont à peu près à l’abri du besoin. Quant à eux, demain peut-être on les arrachera à leurs vergers et à leurs champs pour les envoyer mourir en Italie ou sur quelque autre frontière : ne serait-ce pas folie de s’imposer des privations et de la fatigue en vue d’un avenir sur lequel on n’a pas le droit de compter ? D’ailleurs leur bien, qu’ils ne peuvent ni mettre en valeur comme ils l’entendent, ni vendre et léguer à qui il leur convient, leur appartient-il assez pour qu’il y ait plaisir et profit à l’améliorer ? Aussi ont-ils ces maximes, qui les peignent au naturel : « va tard au champ, et reviens de bonne heure, pour éviter la rosée ; — si Dieu ne m’aide pas, à quoi sert le travail ? » Habitués à ne compter, comme ils disent, que « sur Dieu et l’empereur, » ils se refusent à comprendre les avantages qu’ils tireraient de telle ou telle invention moderne, de meilleurs outils et de méthodes de culture plus savantes. « Ainsi je l’ai trouvé, ainsi je le laisserai, » répètent-ils volontiers en parlant du domaine patrimonial. Au surplus, celui qui prendrait quelque initiative aurait sans doute bientôt à compter avec les méfiances et les susceptibilités de l’autorité militaire. Allez donc tenter quelque innovation dans un pays où vous ne pouvez planter une vigne ou changer une terre à blé en luzerne sans une série de rapports et sans la permission de l’état-major du régiment !

La seule chose qui aurait pu, malgré toutes ces entraves, éveiller ces esprits et leur donner quelque désir du progrès, c’est l’instruction. Or l’ignorance est profonde dans les confins ; les écoles régimentaires y sont fort insuffisantes et comme nombre et comme tenue ; dans certains districts, surtout dans la Croatie méridionale, la population a très peu de densité ; les villages sont assez éloignés les uns des autres pour que les enfans qui n’habitent point le bourg où est l’école ne puissent aisément s’y rendre en toute saison. Comment d’ailleurs l’autorité ferait-elle beaucoup pour l’enseignement ? Elle sent bien que, plus instruits, les hommes des confins se résigneraient moins aisément à leur dure condition. Si elle était logique, l’instituteur serait banni de tout ce territoire.

Sur les bords du Danube et de la Save, là où le confin borde le fleuve, que remontent et descendent paquebots, voyageurs et marchandises, les gens des frontières, en dépit de toutes les entraves qui les lient, ont des rapports quotidiens avec les habitans des provinces voisines et même avec des étrangers. Ce contact leur ouvre peu à peu