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trouvent de pittoresques constructions de bois, le toit à porcs, les greniers à foin et à blé, dont le plancher, pour n’être point atteint par l’humidité, est élevé au-dessus du sol de près d’un mètre. Derrière la maison s’étendent un jardin et un verger. Quelques maisons, plus soignées que les autres, plus spacieuses et de meilleur air, attirent le regard. Ce sont en général les demeures des officiers; on m’en indique pourtant quelques-unes comme appartenant à des paysans un peu plus aisés que leurs camarades. La couche de chaux, souvent renouvelée par ordre, qui est appliquée sur les façades, donne à l’ensemble des habitations un aspect assez gai; mais, si on pénètre dans l’intérieur, on s’aperçoit bien vite que le paysan est misérable. Il y a peu de meubles, peu d’ustensiles de ménage, une médiocre propreté. Beaucoup de maisons ne se composent que d’une seule pièce, où vivent et couchent tous les membres d’une nombreuse famille. Il en résulte, en cas d’épidémie, une mortalité effrayante.

Parmi les bâtimens qui attirent l’attention dans tout village des confins se trouve le grenier public, édifice à plusieurs étages. Lorsque l’année est bonne, chaque paysan doit y déposer une part déterminée de sa récolte. Avec ce fonds, le dépôt fait aux nécessiteux dans les mauvaises années des avances de blé que ceux-ci remboursent après la moisson suivante. Le soldat des frontières n’est donc pas tenu, comme les autres hommes, d’apprendre à la dure école de l’expérience l’utilité de la prévoyance et de l’épargne; l’autorité se charge de prévoir et d’épargner pour lui.

On remarque aussi un corps de garde devant lequel flânent ou dorment, à côté de leurs fusils pendus au mur, cinq ou six Gränzer. En été, ils n’ont pas d’autre vêtement que leur pantalon et leur chemise de grosse toile blanche, et parfois une sorte de jaquette brune à brandebourgs rouges, qu’ils portent aussi pour les travaux des champs. En hiver, on les voit enveloppés dans leurs grands manteaux de drap rouge à capuchon, que relève par derrière la crosse du fusil jeté sur l’épaule. Quant à l’uniforme, un pantalon bleu serré au mollet et une veste de laine noire ou blanche, il ne sert que les jours de revue et à la guerre. Sur quoi veillent ces sentinelles? C’est ce que je ne suis pas arrivé à comprendre. Aucun ennemi ne menace le pays, et ces villages ne sont pas exposés à plus de désordres que ceux des provinces voisines, où l’on se passe de tout ce déploiement de force armée. C’est donc encore là une de ces exigences inutiles, fâcheuses conséquences du régime militaire ; ce sont des bras enlevés chaque jour sans nécessité au travail des champs, des habitudes de paresse et d’ivrognerie contractées dans l’oisiveté forcée du corps de garde. Le cabaret n’est jamais loin du