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l’Angleterre et des Anglais, qui, dit-il, pensent profondément. Les chiens ont en ce pays meilleur nez (ce qui est douteux), et les renards y sont plus fins. A ce début, le lecteur prévoit qu’une observation particulière va suivre, et que l’auteur va faire quelque peu de zoologie internationale. Le renard anglais évitera le chasseur par un moyen nouveau, inconnu à ses semblables dans notre patrie. Point, le stratagème, qui d’ailleurs ne réussit guère, est précisément un de ceux que les anciens connaissaient, et qui est raconté dans l’épopée toute française du Roman du Renard.

On ne se lasserait point de critiquer La Fontaine, car on ne se lasse point de le relire. Même en ouvrant le livre dans les plus mauvaises intentions, on ne peut plus le fermer. La mesure, la grâce, la naïveté, l’enjouement, cette gaîté qui n’est point le rire, mais qui vaut mieux, rachèteraient des ignorances plus nombreuses et des erreurs plus graves. Ces ignorances pourtant et ces erreurs sont-elles tout à fait innocentes ? Il est difficile à tout naturaliste, même à tout critique, de le penser. M. Saint-Marc Girardin, qui n’a point jugé La Fontaine à ce point de vue, blâme Voltaire d’avoir trop peu respecté la nature du loup dans une fable de sa jeunesse, et il ajoute : « Les animaux qui dans la fable représentent l’homme doivent cependant garder toujours quelque chose de leur caractère naturel. Ce qu’ils représentent ne doit pas complètement effacer ce qu’ils sont. Le poète a tort d’oublier le masque pour ne songer qu’au visage, d’oublier l’animal pour ne songer qu’à l’homme. » M. Saint-Marc Girardin ne reproche ce tort qu’à Voltaire ; on a vu qu’on pouvait aussi en accuser La Fontaine, et plus gravement, sans méconnaître son génie. C’est une idée toute moderne et toute juste que les vraies beautés ne cessent pas d’être des beautés, pour être accompagnées de quelques défauts. Les calembours et les médiocres plaisanteries de ses drames n’empêchent pas Shakspeare d’être un grand poète, non plus qu’un dessin très incorrect ne fait de M. Delacroix un peintre médiocre. Il ne faut pas se laisser aveugler par les défauts au point de ne pas voir les qualités ; mais il faut éviter d’être ébloui par les qualités au point d’ignorer les défauts. On admire La Fontaine tel qu’il est, on l’admirerait davantage, s’il avait toujours été correctement vrai. Il est permis de concevoir un auteur idéal accordant toutes choses, le fond et la forme, la grâce et la solidité, l’imagination et la science, et de regretter que La Fontaine ne soit point cet auteur.

Les délicats sont malheureux,
Rien ne saurait les satisfaire.


PAUL DE RÉMUSAT.