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Chacune des jeunes femmes de la famille a son jour de service pour les soins de la maison et la cuisine: c’est la femme du patriarche-gérant, ou une autre matrone choisie par lui, qui partage entre les sœurs, belles-sœurs et cousines les différentes fonctions domestiques et rurales. Des étrangers de l’un et de l’autre sexe peuvent, du consentement général, être agrégés au groupe; du moment que ce n’est point comme serviteurs salariés qu’ils entrent dans la maison, ils sont assimilés aux membres de la famille, ils ont mêmes droits et mêmes devoirs. A la fin de chaque campagne, le gérant, qui dans toutes les circonstances graves a dû prendre l’avis de ses associés, rend ses comptes; les bénéfices sont divisés, d’après le nombre des intéressés, en une certaine quantités de parts. Dans les confins, la loi attribue au patriarche et à sa femme, comme récompense de la peine qu’ils prennent, quatre de ces parts pour eux deux.

Il y a de ces groupes qui sont très nombreux. On m’en a cité un, au village de Téniers, près d’Esseg, en Slavonie, où l’on est tous les jours plus de quarante personnes à table. J’en ai visité un autre, à Vouka, dans ce même district, où l’on compte dix-neuf couples ou restes de couples; il y avait une dizaine de veufs et de veuves. Ces sociétés disposent parfois d’un capital assez considérable. Ainsi la zadrouga des Kopryar, à Vouka, possédait, d’après les renseignemens que j’ai recueillis sur les lieux, trois cents bœufs, mille moutons, vingt chevaux, deux cents hectares de terre, des constructions et des instrumens de culture en rapport avec l’étendue du domaine. Le tout représentait une valeur de près de 200,000 francs. Or il y avait dans le district, m’assurait-on, d’autres communautés encore plus riches.

Cette forme de la propriété, ce régime patriarcal, qui ont existé jadis dans toute l’Europe, peuvent avoir leurs avantages. M. Leplay, dans ses études sur les ouvriers européens, les a souvent signalés; mais ce régime présente aussi des inconvéniens et des dangers tels que partout il tend à disparaître, ou tout au moins à se modifier profondément. C’est là un des premiers effets de cette transformation sociale dont le signal a été donné par la révolution française. Si ce communisme patriarcal, qui date de la tribu, de la gens, du clan, comme on voudra l’appeler, est le régime le plus favorable au développement de l’aisance et de la moralité générale, le monde civilisé, depuis un demi-siècle, fait fausse route.

C’est qu’en effet cette indivision et la vie que l’on mène dans cette espace de phalanstère doivent amortir singulièrement l’ardeur et l’ambition, affaiblir le ressort, diminuer la personne; l’individu y tourne au rouage. On est toujours sûr d’avoir sa place au foyer commun, à la gamelle publique. On sait que les enfans trouveront tou-