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vigoureux et de sain dans le caractère de ces derniers, de ridicule et de mesquin dans l’esprit des autres, on se détourne avec pitié ou mépris des polygames, et l’on ne peut se défendre d’une certaine admiration pour les colons américains.

Corinne, à 718 milles de Sacramento, située sur la rivière de l’Ours (Bear river), qui prend sa source à A00 milles au nord du Lac-Salé et qui se décharge dans, cette mer intérieure, est un des principaux entrepôts du chemin de fer Central. On y comptait, lors de mon passage, environ cent cinquante maisons, presque toutes en toile, le bois étant hors de prix dans ce pays-là. Je distinguai un atelier de forgerons, les écuries d’un loueur de chevaux, trois ou quatre bazars abondamment pourvus, plusieurs restaurans, hôtels et boarding-houses. Le reste de la ville semblait dédié au whiskey : whiskey pur, whiskey et jeux de hasard, whiskey et musique, whiskey et danse. « Il est probable, écrit un journaliste californien qui semble avoir étudié à fond les mœurs de Corinne, qu’il n’y a jamais eu, ni en Californie, ni dans le Nevada, autant de débauche et de crimes qu’on en observe parmi les desperados qui sillonnent les environs de Promotory et de Corinne. » Wasatch, à ce que j’appris plus tard, pourrait seul rivaliser de corruption avec l’établissement du Bear-River. Les habitans de Corinne se flattent que leur ville deviendra un jour l’entrepôt du commerce de la région du Lac-Salé. C’est plus que douteux ; cependant la spéculation a profité de cet engouement, et des parcelles mesurant 22 pieds sur 100 ont été vendues jusqu’à 700 dollars. Ce qu’il y a surtout à craindre pour les acquéreurs de terrains, c’est de se voir contester leurs titres de propriété par la compagnie centrale, qui vient d’acheter de l’Union la ligne entre Promotory et Corinne. La rivière de l’Ours est en partie navigable. Une compagnie américaine y a établi un service de bateaux à vapeur qui dessert en même temps les cités et villages situés sur le Lac-Salé.

Brigham-City, où l’on s’arrête quelques minutes après avoir quitté Corinne, est bâtie sur un plateau à l’embouchure du Box Elder Canon. C’est une jolie ville entourée de jardins, qui respire le bien-être et la tranquillité. Elle forme un contraste frappant avec sa tumultueuse voisine Corinne. Entre Brigham-City et Ogden, on rencontre des fermes, des terres cultivées, des moulins mus par l’eau du torrent. Tout ce renouvellement du sol et tous ces établissemens sont dus au mormonisme. A Ogden, un des premiers établissemens de la secte de Brigham Young, nous abandonnâmes le chemin de fer Central pour continuer notre route par le chemin de fer de l’Union.


RODOLPHE LINDAU.