Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inopportun de se disputer pour des bagatelles. Somme toute, nous n’eûmes pas ce jour-là à nous plaindre d’eux.

J’avais pour voisin l’un de ces gaillards, grand et beau garçon, à la carrure athlétique. Il avait bu un peu plus qu’il ne fallait pour rendre sa compagnie agréable, et le whiskey l’avait rendu loquace. Il lia conversation avec moi, me demanda des nouvelles de San-Francisco, par la beaucoup de la vie joyeuse qu’il avait menée à Corinne et à Wasatch, et me raconta quelques histoires de jeu et de batailles dans lesquelles il avait joué un rôle actif. Son regard étant tombé sur un revolver de poche que j’avais près de moi, il demanda à l’examiner et le mania aussitôt avec l’habileté d’un connaisseur. « A quoi sert ce joujou ? » dit-il. Et comme je lui expliquais que, malgré sa petitesse, l’arme était bien faite et propre à un bon usage, il se mit à rire aux éclats. « Venir parmi nous avec un revolver de ce calibre, dit-il, c’est comme si vous vouliez chasser le buffle avec du petit plomb. Tenez, voici ce qu’il faut ici. » Et il allongea l’arme qu’il portait à la ceinture, et qui était de taille à ressembler plutôt à une carabine qu’à un pistolet. Lorsqu’au bout de quelque temps je lui fis observer que je désirais lire et que sa conversation me gênait, il me dit avec bonne humeur que cela lui convenait tout à fait, puisqu’il voulait faire un somme, et, s’enfonçant dans son coin, il s’endormit profondément.

A quelques milles de Promotory, nous franchîmes un viaduc d’une construction peu solide. Ce passage dangereux devait être réparé immédiatement, à ce qu’on m’apprit ; en attendant, plusieurs centaines de personnes y risquaient tous les jours leur vie. Bear-River-City ou Corinne et Brigham-City sont les dernières stations du chemin de fer Central. Il n’y a entre elles qu’une distance de 3 milles, mais elles présentent des différences remarquables : Corinne est une ville chrétienne, une ville de gentils, comme on l’appelle dans les environs du Lac-Salé, tandis que Brigham-City est un foyer de mormonisme. Les disciples de cette secte, dont j’aurai dans la suite occasion de parler plus longuement, ne me paraissent pas dignes de grande sympathie ; ils sont surtout fatigans à cause de leur prétention d’être pris au sérieux lorsqu’ils ne le sont nullement ; cependant ils ont des qualités qui découlent forcément de la fausse position sociale et politique où ils se trouvent : un certain décorum, l’esprit d’ordre, l’habitude de la politesse. Les colons américains, les « pionniers de la civilisation, » comme ils aiment à s’entendre appeler, ne brillent point en général par la dignité et la politesse. L’audace et l’énergie leur tiennent lieu de tout le reste. Aussi est-on porté à trouver tout d’abord les mormons agréables et pleins d’aménité, tandis qu’on est choqué des dehors brusques et durs de leurs voisins, les gentils i mais lorsqu’on a découvert ce qu’il y a de