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monceau d’objets une partie des bagages de mes compagnons et les miens tout entiers. Nous parvînmes à grand’peine à les réunir, à les hisser dans le convoi et à en obtenir l’enregistrement jusqu’à Wasatch. Il n’était pas possible, pour des motifs qu’on ne nous dit pas, de délivrer des billets au-delà de cette station. Tous ces préparatifs avaient duré quelque temps, et lorsque nous montâmes en voiture les meilleures places étaient prises, et tous les wagons envahis par les ouvriers du chemin de fer de l’Union.

J’ai rencontré, en Amérique et en Europe, beaucoup d’hommes de tournure peu rassurante, mais nulle part je ne m’étais trouvé au milieu d’une foule qui m’inspirât aussi peu de confiance que mes nouveaux compagnons de voyage. Ils venaient d’achever leurs travaux, et semblaient tous avoir la poche bien garnie. On les transportait de Promotory sur d’autres points de la ligne, vers Chicago et New-York. A voir leur attitude, on devinait qu’ils se considéraient comme les maîtres du chemin qu’ils venaient de construire. C’étaient, presque sans exception, des hommes jeunes et forts, au teint bronzé, au regard droit et ferme jusqu’à la provocation et l’impudence. Il était d’assez grand matin lorsque je les vis pour la première fois ; mais beaucoup d’entre eux avaient déjà, selon toute apparence, fait amplement honneur au whiskey de Promotory. A leur langage et à leurs traits, le plus grand nombre, à mon avis, se composait d’Irlandais et d’Allemands. Lorsque le col ou la manche de chemise se dérangeait, lorsque, par un mouvement brusque, ils rejetaient leur feutre en arrière, on apercevait la peau blanche de l’homme du nord ; l’habitude d’être sans cesse couverts n’avait pas permis au hâle de leur visage de s’étendre au-delà du front. Cette singularité augmentait encore l’étrangeté de leur physionomie. On eût dit qu’ils avaient été tatoués. Tous portaient des revolvers à leur ceinture, et leur turbulence rendait leur voisinage inquiétant. Ils firent cependant place aux dames d’assez bonne grâce, et ils se dérangèrent, même un peu pour nous. Quoique bruyans et sans gêne, ils observèrent entre eux une sorte de politesse, et se traitèrent, sans se contraindre, avec certains égards. Chacun savait probablement qu’une querelle serait chose grave : la crainte prenait ainsi la place de la bienveillance et du respect réciproque. J’en eus une preuve tout d’abord. Un des ouvriers s’était levé pour aller fumer sur la plate-forme ; à son retour, il trouva sa place occupée ; se contentant de toucher l’intrus à l’épaule : « Vous avez pris ma place, » lui dit-il. L’autre, qui n’avait pourtant pas l’air d’un homme soumis aux règles de la bienséance, se leva sans répondre et alla s’asseoir autre part. A l’entrée et à la sortie des voitures, aux restaurans du chemin de fer, je fis des observations semblables. C’étaient évidemment des hommes qui, sachant ce qu’ils valaient, jugeaient