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Charpentiers, forgerons et mécaniciens, tels sont d’ailleurs les corps d’état qui dans les districts miniers font au début les meilleures affaires. Les capitalistes y récoltent aussi des gains considérables ; mais ceux qui n’ont pas d’argent, qui ne sont ni mineurs ni artisans, éprouveraient, s’ils allaient tenter fortune dans des endroits comme White-Pine, autant de difficultés qu’ailleurs. Le métier de mineur exige une extrême dépense de force physique ; les hommes faibles n’y peuvent résister. On ne se souvient que de ceux qui ont réussi ; quant aux malheureux qui succombent à la peine, ils meurent vite oubliés. La misère dans ces pays nouveaux, où chacun est contraint d’employer toute son énergie à défendre son existence, où, loin de se laisser aller à la dérive, il faut lutter sans cesse contre un courant rapide qui emporte le faible, où la force brutale règne en maîtresse, où l’intelligence est inefficace, où l’égoïsme est en quelque sorte justifié par la solitude que l’indépendance absolue crée autour de chacun, dans ces pays-là, dis-je, la misère, lorsqu’elle attaque l’homme, doit être aussi effroyable que le succès est brillant et soudain lorsqu’il couronne la persévérance. On n’a rien pour rien en ce monde, et les grandes fortunés ne s’acquièrent ordinairement qu’au prix de grands sacrifices. On les paie de sa jeunesse, de sa santé, de son repos, quelquefois de.sa vie ou de son honneur, et beaucoup sortent de la lutte qu’ils ont soutenue vaincus et affaiblis. On raconte dans le Nevada des histoires étranges d’aventures arrivées à des fortune-hunters (chercheurs d’or) ; mais de tels récits m’écarteraient trop de mon sujet.

Nous aurions dû quitter Elko à dix heures du matin ; mais nous y étions arrivés en retard, notre arrêt s’y était prolongé, et nous ne repartîmes que vers une heure de l’après-midi.

Le pays qui s’étend entre Elko et Promotory est nu, triste, sans accident ni verdure. Les stations se composent de quelques baraques, occupées par des employés de la compagnie et par des restaurans. Çà et là j’avisai des figures qui me rappelaient celles des aventuriers d’Elko. Dans un endroit dont le nom m’échappe, je vis un homme, une sorte de géant, menant en laisse un cheval chargé d’ustensiles de campement et de provisions. L’homme portait une carabine en bandoulière, et à sa ceinture étaient suspendus une paire de revolvers et un coutelas. Il ne fit attention à personne, nul ne s’occupa de lui. Ses préparatifs de voyage avaient dû être terminés avant notre arrivée, car il partit quelques minutes après l’arrêt du train ; il se dirigea vers le nord et quitta la station sans jeter un regard en arrière. Un grand chien, espèce de lévrier d’Ecosse, le suivait tristement. Je ne sais pourquoi ce groupe de l’homme armé, du cheval et du chien, que j’entrevis quelques instans à peine, s’est gravé dans ma mémoire ; il m’apparaissait comme l’incarnation de l’esprit