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vingt-quatre heures était en état de jeûner le lendemain ; mais nos estomacs s’accommodaient mal d’un semblable raisonnement, et c’est dans une telle pénurie que nous appréciâmes à sa juste valeur la prévoyante sollicitude de notre ami V… S… et ses provisions de whiskey et de biscuit. Une dernière circonstance atténuait l’avidité de nos convives : c’était l’incertitude dans laquelle on était toujours sous le rapport du temps d’arrêt ; on annonçait vingt minutes et on n’en accordait que la moitié ; d’autres fois on ne nous laissait pas descendre, et on nous gardait une demi-heure enfermés dans les wagons sous prétexte de départ immédiat. Il n’y avait dans ce premier convoi direct aucune régularité ; tout se passait, et, jusqu’à un certain point, tout devait se passer au gré des agens responsables.

Aux États-Unis, les départs de chaque train ne sont pas précédés, comme chez nous, d’appels de cloche ou de coups de sifflet, en signe d’avertissement. Les employés crient à haute voix : All hands abord ! quelques secondes après on sonne un coup de cloche, et la locomotive s’ébranle en même temps. C’est ce moment, où le train est déjà en marche, qu’attendent un grand nombre de voyageurs pour monter en voiture. L’usage est devenu à peu près général ; c’est probablement en vue de prévenir les accidens que, pendant plus de 150 mètres, la locomotive avance avec une telle lenteur que les retardataires n’ont nulle peine à l’atteindre et à sauter sur une plateforme.

Toutes les irrégularités que j’ai signalées devaient disparaître dans un délai prochain, et je n’en ai parlé que pour en faire ressortir le côté essentiellement américain. En Europe, on n’aurait pas autorisé l’ouverture d’une ligne avant que service et matériel fussent en bon état. De l’autre côté de l’Océan au contraire, on va dès que l’on peut aller, mal d’abord, mieux ensuite, et généralement bien à la fin. Les chemins de fer en voie d’exploitation régulière peuvent, sous tous les rapports, soutenir la comparaison avec ceux de l’ancien monde, et, au point de vue des commodités du voyage, ils leur sont supérieurs.

Dans la journée du 12 mai, nous arrivâmes à Elko ; là nous nous séparâmes des mineurs de White-Pine qui depuis Sacramento, avaient voyagé de compagnie avec nous. Je dois leur rendre cette justice, que jusque-là ils s’étaient honnêtement conduits ; de temps à autre ils avaient parlé et juré un peu plus haut qu’il n’était nécessaire, mais nul n’avait songé à s’en formaliser. Cependant ils répondaient exactement au portrait qu’on m’en avait fait ; on pouvait même, avec un peu d’attention, discerner parmi eux les différens types de la colonie en voie de formation à White-Pine. Il y avait d’abord des gens tout à fait convenables, capitalistes ou propriétaires de mines, je suppose, qui se rendaient dans le Nevada