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parapluie ; enfin, pour marcher le long des précipices ou s’armer habituellement d’un pistolet sans éprouver d’émotion, on n’a pas besoin d’être plus courageux que le premier venu. Les périls d’un long voyage ne sont pas tout à fait illusoires, mais je sais que, par la faute du lecteur plutôt que par celle du narrateur, on s’en forme généralement des idées exagérées. Quelques hommes, savans ou aventuriers, à la recherche de l’inconnu ou de la richesse, ont en mainte occasion fait preuve d’un grand courage et d’un étonnant mépris du danger ; mais un voyage en chemin, de fer exclut, par sa nature même, toute idée de risques exceptionnels. Là où tout un monde d’agens et d’ouvriers trouve avantageux de vivre, dans des endroits fréquentés par un concours incessant de voyageurs, on peut, sans hésiter, essayer de passer à son tour.

Pendant mon séjour à San-Francisco, je m’étais trouvé plus d’une fois au milieu de mineurs et d’ouvriers de chemin de fer ; je n’avais remarqué sur leur physionomie rien de particulièrement redoutable, et je me persuadai aisément que les inconvéniens possibles d’un semblable voisinage seraient compensés par la nouveauté d’une existence en quelque sorte intime avec des hommes en possession d’une grande, sinon d’une bonne réputation. Quant à l’insouciante témérité des employés de la ligne, je me disais qu’ils avaient autant de motifs de tenir à leur vie que moi à la mienne, et qu’en me remettant entre leurs mains il n’y aurait pas lieu de redouter une expérience qu’ils renouvelaient impunément toute l’année. Quatre de mes compagnons de voyage du Japon qui désiraient aussi se rendre à New-York tombèrent d’accord avec moi sur tous ces points. Le parcours en chemin de fer avait pour nous non-seulement le grand attrait de la nouveauté, il avait surtout l’avantage de ne durer que huit ou neuf jours au lieu de trois semaines nécessaires pour aller de San-Francisco à New-York, via Panama. L’embarcadère du chemin de fer du Pacifique se trouve provisoirement à Sacramento. La ligne qui unira cette ville à San-Francisco est en voie d’exécution. Pour se rendre à Sacramento, il faut traverser la baie en bateau jusqu’à Vallejo, où l’on monte en wagon. Ce petit trajet préliminaire dure cinq heures.

Un de nos amis californiens, M. V. S…, nous conduisit abord du New-World. Quelques minutes plus tard, je vis arriver son domestique chargé d’une assez grande boîte en fer-blanc et de deux dames-jeannes, tressées d’osier, et dont chacune pouvait contenir dix ou douze litres de liquide. « Qu’est-ce ? lui demandai-je. — C’est du whiskey et des biscuits que votre inexpérience vous a fait oublier, me dit-il ; heureusement pour vous, j’y ai pensé à temps. » Je me récriai contre ce surcroît de bagages. Je lui disais que son