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autant d’audace et d’habileté que d’autres malfaiteurs exploitent les grandes villes de l’Amérique.

Les avocats des paquebots ne niaient pas ces inquiétans détails ; leur plaidoyer consistait à démontrer que le service maritime était, malgré tous ses défauts, préférable au service presque inconnu du chemin de fer du Pacifique. Les bâtimens, prétendaient-ils, étaient d’excellens marcheurs, placés sous les ordres d’officiers expérimentés ; j’aurais bien quelques petits ennuis à souffrir durant la traversée, mais je serais à peu près sûr d’arriver sain et sauf à New-York. Sur la voie de terre au contraire, les accidens les plus graves étaient d’occurrence fréquente, et je n’avais qu’à ouvrir le premier journal venu pour me convaincre que, grâce à la mauvaise condition de certaines parties de la route, à l’insouciance des administrateurs, à la témérité des employés, on risquait sa vie à se hasarder sur le chemin du Pacifique. « Vous n’obtiendrez même pas de dommages pour une jambe ou un bras cassé, ajoutait-on, car la compagnie du Central et celle de l’Union jouissent toutes les deux d’une grande influence, et un particulier inconnu et sans appui n’aurait aucune chance à plaider contre elles. » D’autre part, on me fit observer que la société à laquelle je serais mêlé abord des paquebots, et qui contiendrait, on ne pouvait le nier, quelques mauvais élémens, était cependant de beaucoup préférable à celle des mineurs qui m’accompagneraient jusqu’au Nevada, ou à celle des ouvriers terrassiers du chemin de fer, dont je ne serais débarrassé qu’à Omaha. Ces roughs, comme on les appelait, étaient, au dire de mes conseillers, des hommes autrement dangereux que les pick-pockets des bateaux à vapeur : ceux-ci me débarrasseraient tout au plus de ma bourse ou de ma montre ; dans un conflit avec ceux-là ma vie était en danger.

Tout cela n’était pas séduisant, mais je n’y vis pas non plus matière à me décourager. Je sais par expérience que le plus véridique récit des difficultés ou des agrémens d’un voyage ne rend qu’imparfaitement compte des impressions personnelles de celui qui en a souffert ou joui. Pour apprécier de pareilles descriptions à leur juste valeur, il faut, par un effort d’imagination dont beaucoup de gens sont peu capables, sortir du milieu paisible dans lequel on les lit ou on les écoute, et se mettre à la place même du héros de l’odyssée. Tout se rapetisse alors considérablement, et dangers et agrémens prennent des proportions ordinaires. Lorsqu’on voyage dans les montagnes, la disposition au vertige tend à s’émousser ; lorsqu’on vit dans un pays où les habitans ont pour coutume de sortir armés, on se munit, avant de quitter la maison, d’un revolver avec la même indifférence qu’on se munirait, en cas de mauvais temps, d’un