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il arrive d’ordinaire aux époques de bouleversemens politiques, le brigandage se serait organisé sur une vaste échelle, et des bandes de sauvages, de Chinois, de Laotiens et de Birmans détroussaient impartialement les voyageurs de tous les partis assez téméraires pour traverser ces parages. En présence d’un pareil état de choses, le roi hésitait à nous fournir des moyens de transport, un peu pour ne pas engager sa responsabilité dans une affaire qu’il pensait devoir tourner très mal pour nous, beaucoup par crainte de voir ses chevaux, ses barques, ses hommes, surtout ses éléphans, tomber aux mains de ses ennemis. D’un autre côté, il résultait de bruits recueillis par notre interprète que l’empereur de la Chine avait prié le roi de Luang-Praban de ne pas laisser passer les Européens qui tenteraient de pénétrer en Chine par la vallée du Mékong. Cela nous paraissait assez conforme aux habitudes bien connues de la diplomatie chinoise. En effet, si nous réussissions à mettre le pied sur le territoire du Céleste-Empire, le gouvernement chinois devenait responsable de la conduite de ses fonctionnaires vis-à-vis de mandarins étrangers munis de passeports en bonne forme donnés par lui. Il eût donc été fort habile, sinon très loyal, d’obtenir d’un prince longtemps tributaire, et soumis encore au prestige séculaire du grand empire, qu’il consentît à nous arrêter dans ses états. Il était possible que le roi, jouant double jeu, dissimulât les véritables motifs de la résistance qu’il apportait à notre départ ; mais il était possible également que ses frayeurs eussent un fondement très sérieux. Notre case, ouverte à tout venant, était le rendez-vous des curieux et des flâneurs ; les mandarins et les bonzes affluaient chez notre chef, et tous s’accordaient à tracer des régions voisines un épouvantable tableau. Il fallait se montrer très résolu, tout en s’efforçant de démêler la vérité de l’erreur, de découvrir la réalité sous l’hyperbole, tâche ingrate dont le résultat laisse le plus souvent dans une cruelle perplexité. M. de Lagrée s’y dévoua avec une persévérance admirable. Ses journées étaient remplies tout entières par de minutieux interrogatoires où il déployait à la fois la patience d’un savant qui poursuit la solution d’un ardu problème et la sagacité d’un juge d’instruction. Jusqu’à Luang-Praban, ses laborieuses recherches avaient eu presque exclusivement pour objet d’augmenter la somme des renseignemens de toute nature propres à faciliter nos travaux ; à partir de ce point, elles eurent directement pour but le succès même de notre entreprise. Il s’agissait désormais non-seulement d’obtenir des données précises sur la position géographique des lieux que nous ne pouvions pas visiter, ou d’arracher à la mémoire rebelle des vieillards et des bonzes quelques souvenirs enfouis, mais bien de savoir si nous pourrions pénétrer en Chine, ou