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eux, à ne tenir aucun compte ni de la constitution séculaire du pays, ni des décisions de ses diètes et de ses tribunaux; la lutte contre les Turcs était alors la principale préoccupation de tous les esprits. C’est ainsi que put s’accomplir, sans soulever au début de trop vives protestations, cette sorte d’usurpation du pouvoir militaire. On trouve là l’origine véritable de cette juridiction spéciale, de ce régime exceptionnel, qui ont fini par s’imposer à une si vaste étendue de terrain et à une si nombreuse population.

Ce fut en Croatie que les généraux autrichiens formèrent les premiers corps destinés à la défense permanente des frontières. Le plus ancien document où il en soit question est ce que l’on appelle le Bruckerlibell ; c’est un tableau dressé en 1578 pour une diète autrichienne qui tint ses séances à Bruck, sur la Mur, et qui, après de longs débats, accorda 500,000 florins à l’archiduc Charles pour l’armée des confins. D’après cet acte, qui a été conservé, celle-ci se composait alors de deux corps, cantonnés l’un autour de Karlstadt, l’autre autour de Warasdin. A eux deux, ils comprenaient 1,250 hussards, 500 arquebusiers, 682 sergens d’armes, 4,282 fantassins; c’était en tout un effectif de près de 7,000 hommes. Malheureusement cette pièce ne nous donne aucun détail sur l’organisation intérieure de cette petite armée. Les soldats, répartis, à l’abri de postes fortifiés, sur les points les plus menacés, n’étaient point toujours en campagne, et d’autre part ne quittaient jamais le pays. Avait-on déjà songé à occuper leurs loisirs en leur accordant des lots de terre, combinaison qui aurait l’avantage de les attacher au sol et de les intéresser à le défendre? L’histoire ne nous apprend pas quand furent faites les premières concessions. C’est qu’il est probable que la chose commença d’elle-même. Sur cette frontière, la guerre avait sévi pendant plus d’un siècle; on y vivait dans une telle incertitude du lendemain, que ceux des habitans qui avaient échappé à la mort ou à l’esclavage s’étaient presque tous enfuis vers l’intérieur. Villages et vergers avaient été incendiés, les terres les plus fertiles, abandonnées par la charrue, s’étaient hérissées de broussailles; ces immenses forêts de chênes et de hêtres qui couvrent encore aujourd’hui de leur ombre presque toute la Slavonie et une partie de la Croatie, ces forêts que commence à peine à éclaircir depuis quelques années la hache du bûcheron, ne cessaient de regagner du terrain sur la culture; là où finissaient les bois commençaient les marécages. Dans tout le bassin de la Save, les plaines jadis les plus riches étaient changées en de tristes déserts. Ces terres vacantes, quoi de plus simple que de les cultiver pendant les heures et les journées que laissait au soldat des frontières sa mission toute défensive? Et ces grasses prairies qu’inondent au printemps ces