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c’est de voir le spectre revenir. Ce danger leur paraît moindre en anéantissant ou en exilant le corps.

Des masses de roches noires et luisantes, qu’on aurait pu croire recouvertes de vernis, encombraient de nouveau le fleuve au point de ne plus lui laisser qu’un étroit passage à travers lequel il s’élançait en se tordant; nous dûmes donc décharger encore une fois nos barques, auxquelles il n’aurait même pas été prudent de laisser leur légère toiture arrondie. Malgré ces précautions, l’une d’elles s’emplit tandis qu’on la hâlait, et nous n’apercevions plus que son patron, debout et impassible malgré le danger, sa pagaie à la main et paraissant marcher sur les flots. Quand les passes trop périlleuses furent ainsi franchies, la flottille reprit sa marche. Il fallait la force et l’adresse de nos bateliers pour ne pas être entraînés en doublant certaines pointes, sans point d’appui, ayant à lutter contre un courant terrible, avec une muraille lisse au-dessus de la tête et un abîme à leurs pieds. Comme ils se savaient responsables de notre vie, ils apportaient à leur besogne une ardeur commandée par le soin de leur propre sûreté. On ne noie pas impunément des mandarins de notre importance.

Depuis Non-Caï, les villages sont clair-semés; le pays se repeuple aux approches de Luang-Praban, ville célèbre dans tout le Laos, mais dont les proportions, en dépit des lois de la perspective, diminuent à nos yeux à mesure que nous avançons. Le Mékong se débarrasse enfin pour quelque temps des roches qui l’obstruaient jusque-là; les contours des montagnes perdent leur rigidité, les collines paraissent couvertes d’une végétation riche et plus variée, et le fleuve les contourne avec de molles inflexions. Libre d’obstacles, il s’épanouit dans un lit plus large pour dérouler devant la ville une vaste nappe d’eau tranquille.

Luang-Praban s’annonce par la pointe d’une pyramide dorée émergeant du milieu des arbres, comme nos villes d’Europe que le voyageur reconnaît de loin aux clochers de leurs églises. Des barques se pressent contre la rive, des filets par centaines sèchent au soleil, suspendus sur des pieux, des radeaux immenses se construisent, d’autres plus petits et en grand nombre flottent retenus par de longues amarres. Nous sentons tout d’abord dans cette ville basse, qui vit du fleuve, une certaine activité, et c’est là un spectacle si nouveau pour nous, que nous nous arrêtons pour en jouir; puis, afin d’informer les autorités de notre présence, nous frappons à coups redoublés sur notre gong de bronze, suivant l’usage des mandarins. Nous attendons longtemps, les curieux forment des groupes autour de nous; mais aucun personnage officiel ne se présente pour nous recevoir et nous diriger. M. de Lagrée se détermine